de Pierre Assouline

en savoir plus

La République des livres
Du rififi chez les seiziémistes

Du rififi chez les seiziémistes

Cela vous a peut-être échappé mais il y a un sérieux problème avec Louise Labé. Ce n’est pas d’aujourd’hui. N’était-elle qu’une « créature de papier » comme le soutient depuis des années Mireille Huchon, professeur à la Sorbonne ? La longue notice que lui consacre Wikipédia la traite comme une grande poétesse née vers 1524 à Lyon et morte en 1566, entendez une vraie femme de chair, de sang et de mots ; l’encyclopédie en ligne ne réserve qu’une faible place au doute et à la contestation sous le titre « Une imposture poétique ? » et se garde bien de citer Mireille Huchon dans sa bibliographie. Celle par qui le scandale arrive à nouveau, la Bibliothèque de la Pléiade lui ayant confié, à elle et à elle seule, l’édition des Œuvres complètes (736 pages, 49 euros, Gallimard) de Louise Labé, l’un de ses plus minces volumes : trois élégies, vingt-quatre sonnets, en tout 662 vers brûlants qui subliment les tourments de l’amour éprouvés par les femmes, avec en sus le dossier complet de la querelle. Car sa publication en 1555 chez l’éditeur Jean de Tournes à Lyon avait été singulièrement cryptée et les sonnets entourés de vingt-quatre mystérieuses contributions anonymes célébrant leur autrice (comme on disait déjà au XVIème siècle…). A l’examen, il apparait bien que des poètes humanistes s’étaient réunis en un collectif autour du grand Maurice Scève pour concocter ce canular nourri de Sappho, Ovide, Catulle…

Une imposture, Louise Labé ? Une supercherie ? Un fantasme poétique ? Et alors, qu’est-ce que cela change au fond ? C’est si rare de défendre l’inauthenticité d’un auteur qu’on ne voudrait pas se priver de ce pur plaisir (lire ici la remarquable étude de Corinne Noirot sur le sujet). Qu’elle fut une femme ou un groupe de lettrés facétieux qui voulaient écrire comme une femme, cela ne change rien à l’authenticité de son œuvre. Qu’importe si ce chant de liberté d’une bouleversante sensualité repose sur un coup éditorial très gaulois dans son esprit contre la suprématie culturelle italienne de l’époque. Pourquoi se priverait-on de savourer l’exquise puissance d’illusion dont use le langage poétique ? Pourvu que ça dure ! Faudrait veiller à ce que notre époque vouée à la normalisation des mœurs et des conduites, ne s’avise pas de réglementer aussi la poésie en la conformant à la tyrannie de l’air du temps.

Les universitaires experts de la question y mettent parfois une telle charge émotive que leur débat prend une tournure d’une violence insoupçonnable alors que cette affaire s’est tout de même déroulée, rappelons-le, dans les années 1540-1556 à Lyon. Sauf que sa réception critique a tant enrichi le cas Labé depuis cinq siècles qu’elle est devenue son affaire, ainsi qu’en témoigne le dossier que lui a consacré la SIEFAR (Société pour l’étude des femmes de l’Ancien régime) sur son site en 2006 sous le titre « Louise attaquée ! ». Mireille Huchon venait de publier un livre chez Droz dans lequel elle défendait déjà sa thèse bousculant allègrement le canon littéraire. Un essai polémique de 488 pages tout de même, parfaitement documenté mais enfin, Droz n’est pas la Pléiade. En fait, il n’y a que la Pléiade qui soit la Pléiade. Elle règne sans concurrence. Ce qui y est imprimé est comme gravé dans le marbre de la postérité.

Chaque époque a fantasmé sur Louise Labé. En ce sens, l’histoire de sa réception critique offre un intéressant reflet de l’évolution des mentalités littéraires et universitaires. Dans ce cas, me direz-vous, quoi de neuf ? Eh bien justement, « l’effet Pléiade », la consécration par la collection de prestige de Gallimard non de l’œuvre, de longue date déjà consacrée, mais d’une thèse iconoclaste contre les autres. La Bibliothèque de la Pléiade est si sanctuarisée que ce privilège accordé à Mireille Huchon est considéré par ses adversaires comme blasphématoire. Bref, la guerre est relancée.

De précédentes affaires de la même encre nous ont pourtant instruit sur ce genre d’exercice littéraire : les fameuses Lettres de la religieuse portugaise (1669) qui n’étaient pas d’une femme ni d’une religieuse et encore moins d’une portugaise mais d’un gentilhomme français assez doué en matière de sublime du nom de Guilleragues. Mais cette fois l’enjeu dépasse l’histoire littéraire. Il faut comprendre : quel sale coup pour les féministes si on leur enlève l’une de leurs icônes et même « un emblème pour les études de genre » ! Rien moins qu’un meurtre symbolique. Non seulement on ose dénier à une femme la possibilité d’avoir été une grande poétesse en un temps où elles étaient rares, mais on voudrait lui subsister une conjuration d’hommes aussi farceurs que virtuoses. Pas genrée, Louise ? Nos réseaux sociaux en ont lynché pour moins que ça.

On l’aura compris : ce volume de la Pléiade dans lequel un chef d’œuvre de la poésie française côtoie des mystères, une mystification, une conjuration et un psychodrame, est le meilleur polar de la rentrée.

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, Poésie.

1174

commentaires

1 174 Réponses pour Du rififi chez les seiziémistes

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*