Du trafic épistolaire entre Kafka et Milena
(…) Kafka a rencontré Milena à Prague, au café Arco, sans doute en septembre 1919. Après cette rencontre, la jeune femme lui a rapidement proposé de traduire en tchèque le premier chapitre, « Der Heizer » — « Le Chauffeur » — de ce qui allait devenir L’Amérique. Un rapport flatteur s’installe donc d’emblée entre cet auteur juif pragois certes connu des milieux littéraires de sa ville natale mais qui n’occupe encore qu’une position marginale, et cette jeune femme de 24 ans si séduisante : « elle est un feu vivant comme je n’en ai encore jamais vu », écrit-il plus tard à Max Brod. Milena va en effet devenir sa voix en tchèque, son « double » en quelque sorte, grâce à ce mécanisme transférentiel qu’est la traduction, qui exige une sorte de fusion-incarnation.
Milena Jesenská, lorsqu’elle rencontre cet homme grand, mince, élégant, est une « figure » locale : fille d’un professeur de stomatologie célèbre à Prague, ayant perdu sa mère très jeune, elle a été élève du Minerva, le premier lycée de jeunes filles de Bohême, et s’est retrouvée au centre d’un certain nombre de scandales. Elle a été internée dans un asile psychiatrique pendant six mois à la demande de son père, à la suite d’une aventure avec un employé de banque juif d’une dizaine d’années plus âgé, pilier des cafés de Prague et séducteur impénitent, Ernst Pollak, une connaissance de Kafka. Son père accepte qu’elle l’épouse à condition qu’ils s’installent tous deux à Vienne.
Kafka est en congé à Merano, dans le Tyrol méridional, lorsqu’il reçoit la première lettre de Milena. Malade de la tuberculose depuis 1917, il est fiancé avec une jeune pragoise, Julie Wohryzek, après avoir rompu définitivement avec Felice Bauer. Dans la relation épistolaire avec sa traductrice il va passer très vite de « Chère Madame Milena » à « Milena » puis à « Toi » : c’est une relation passionnelle, qui s’instaure entre des correspondants qui ne se sont vus qu’une seule fois.
Il s’agit sans doute de la relation amoureuse la plus importante de la vie de Franz Kafka. Milena a deux particularités essentielles : elle n’est pas juive, ce qui sera largement problématisé dans la correspondance, et c’est une intellectuelle qui est au début de sa carrière de journaliste et de femme de lettres. Elle a su reconnaître immédiatement le génie de Kafka, puisqu’elle lui a proposé de le traduire. (Felice était assez peu réceptive à la prose étrange de son étrange fiancé.)
Milena va donc être pour Kafka l’incarnation de tous les fantasmes de reconnaissance par l’autre, mais selon cette modalité si particulière qu’il a déjà expérimentée de la présence-absence que permettent la pratique épistolaire et la technologie des moyens de communication : poste, télégraphe, téléphone, au début du XX e siècle. Ce que la critique appelle le « Schriftverkehr » — « le trafic épistolaire ». 149 lettres et cartes postales de Franz Kafka à Milena Jesenská ont été conservées. 140 d’entre elles ont été écrites pendant une période d’environ dix mois, au rythme parfois de plusieurs par jour, de mars à décembre 1920, les dernières datent de 1922 et 1923.
Aucune des lettres de Milena ne nous est hélas parvenue, soit qu’elles aient été brûlées par leur destinataire, soit qu’elles aient disparu lors de l’entrée des troupes allemandes à Prague en mars 1939. Le lecteur n’a cependant jamais l’impression d’un monologue, car un grand nombre de passages renvoient explicitement au contenu des lettres de Milena, que l’on peut ainsi deviner. Il est certain que le « trafic épistolaire » a été très tôt configuré, à l’initiative de Milena, en un « trafic amoureux ». Il s’agit certes d’un « amour de loin », entre Merano, Prague, Vienne et Saint Gilgen, mais qui est le grand événement de la vie de Kafka en cette année 1920. Les « amants » ne se sont rencontrés que deux fois cette année-là, à Vienne du 29 juin au 4 juillet, et quelques heures seulement à Gmünd, gare frontière entre l’Autriche et la Tchécoslovaquie, du 14 au 15 août. On sait que Kafka préférait de loin l’écriture à la vie :
« Ne dites pas que deux heures de vie valent vraiment plus que deux pages d’écriture, l’écriture est plus pauvre mais plus claire».
La lettre est en effet pour lui la pure présence de l’autre aimée, in abstentia, donc libérée de toute scorie. Quant à sa propre lettre, elle est pour Franz Kafka ce qui lui permet de s’ouvrir à l’autre, cette autre dont le visage et le corps ne sont pas pour lui que « du papier à lettres écrit », comme le lui reproche Milena. (…)
Le mot-clé de l’auto-exploration que permet la lettre, et particulièrement celle à Milena, est « Angst », mot polysémique que l’on ne peut rendre qu’approximativement par « la peur ». Quelle est cette « peur » ? La sexualité, sans aucun doute, mais c’est une réponse trop facile, comme « l’angoisse de mort », trop naturelle pour un homme qui se sait gravement malade des poumons à une époque où il n’y a pas d’antibiotiques. La peur qui a régné en maîtresse sur la vie de Franz Kafka est totale, c’est celle de l’animal du Terrier et de Joseph K. Peur d’être au monde, une peur que l’on pourrait qualifier de « gnostique ». Kafka, dans une lettre à Milena, se qualifie lui-même d’expert en « péché originel ». Cela reste de toute façon son secret, même vis-à-vis de lui-même. Milena croit qu’au moins pendant quelques jours elle l’a aidé à vaincre cette peur :
« Ce qu’est sa peur, je le sais jusqu’au plus profond de mes nerfs. Elle a toujours existé, bien avant moi, tant qu’il ne me connaissait pas. J’ai connu sa peur plutôt que je ne l’ai connu, lui. Je me suis blindé contre elle, parce que je l’ai comprise. Pendant les quatre jours pendant lesquels Frank était à mes côtés, il l’a perdue. Nous nous sommes moqués d’elle » — écrit-elle à Max Brod.
(…) Les « lettres à Milena » sont par ailleurs un « hapax » dans la littérature mondiale : Kafka s’y montre à la fois extrêmement attentif à la réalité quotidienne vécue par Milena, insistant pour qu’elle aille voir un médecin, lui proposant des solutions concrètes à ses problèmes, lui faisant parvenir de l’argent, se précipitant sur chaque article qu’elle fait paraître, intercédant pour elle (sans doute maladroitement) auprès de l’assistante de son père, et, en même temps, capable d’atteindre un très haut niveau d’abstraction, voire d’évidement.
En ce sens, la lettre est bien un « pré-texte » : « L’amour c’est que tu es le couteau avec lequel je fouille en moi », écrit-il à Milena le 22 septembre 1920. Mark Anderson a relevé un point essentiel du dispositif de la lettre d’amour selon Kafka : jamais il n’a écrit à Milena le « je t’aime » qui semble obligatoire dans une telle correspondance. La seule occurrence qui se rapproche de la formule magique figure dans la lettre du 30 juillet 1920 :
« Tu veux toujours savoir Milena si (je) t’aime mais c’est quand même une question difficile à laquelle on ne peut répondre dans une lettre ».
Or Mark Anderson signale que, dans l’édition dont il dispose en 1983, qui reprend celle de Willy Haas de 1952, le « je » (« ich ») est entre parenthèses, ce qui voudrait dire que Kafka l’a omis. Il se trouve que les deux éditions suivantes, celle de 1986 et celle de 2013 rétablissent le « ich » sans parenthèses. Nous avons pu récemment consulter la lettre manuscrite : il n’y a effectivement pas de trace du « ich ». Cette faute grammaticale s’explique soit par une volonté délibérée du scripteur, soit par un lapsus calami, ce qui revient à peu près au même. Absence dans la lettre de la lettre du « ich » : Kafka a effacé son moi, sa propre trace, au moment où la question si importante lui est posée par l’autre. Il ne peut dire-écrire à Milena « je t’aime » parce qu’il n’y a pas de « je ». Ailleurs dans leur correspondance : « Celui à propos duquel tu écris n’existe pas et n’a jamais existé ». « Franz » ou « Frank Kafka » ce n’est rien d’autre qu’un nom propre, constitué au fur et à mesure par les lettres elles-mêmes selon le mécanisme commenté longuement dans la célèbre lettre de la fin mars 1922 sur « les fantômes qui boivent en chemin les baisers écrits ». Les lettres créent leur propre réalité, ce sont elles qui configurent la personnalité du scripteur Kafka par un mécanisme qui tient de l’auto-analyse et du vampirisme.
Quelques brèves remarques sur l’édition et la traduction : les lettres, conservées pendant toute l’occupation allemande de Prague, ont été publiées en 1952 par Willy Haas, homme de lettres pragois qui avait connu Kafka et Milena, fondateur de la célèbre Literarische Welt (à laquelle, par exemple, collaborait Walter Benjamin) pendant la République de Weimar et journaliste influent après la guerre. Leur datation était très hypothétique et un certain nombre de passages avaient été supprimés, parce qu’ils pouvaient prêter à malentendu en ce qui concerne le rapport de leur auteur avec le judaïsme et en raison de « la protection de personnes vivantes », dont Willy Haas lui-même.
Cette première version a été traduite en français dès 1956 par Alexandre Vialatte. En 1986 Jürgen Born et Michael Müller ont publié une édition complétée et qui proposait un système de datation. Ce fut le texte de base de la traduction pour l’édition de la Pléiade, qui, en raison d’une décision de justice, reproduit le texte de Vialatte, complété et corrigé par Claude David dans un appareil de notes en fin de volume. Dans le cadre de la Kritische Ausgabe une troisième édition allemande fut publiée en 2013, sous la direction de Hans-Gerd Koch. Les Lettres à Milena y sont incluses dans la correspondance générale, une nouvelle datation et donc un nouveau classement sont proposés en tant que résultat d’une recherche scientifique.
Elles sont, pour certaines, publiées pour la première fois dans leur intégralité, toutes sont commentées avec une grande précision, et tous les supports matériels de la correspondance sont décrits. C’est ce volume de la Kritische Ausgabe qui sert de texte de base à la présente traduction, complété par le volume de 1986 des Briefe an Milena pour les lettres et cartes de 1921 à 1923. Il y avait donc une double nécessité à retraduire ces lettres : il fallait tenir compte du dernier état de la recherche en ce qui concerne l’établissement du texte, et il fallait proposer une autre version que celle établie en son temps par Alexandre Vialatte, qui a beaucoup moins bien vieilli que les traductions de Marthe Robert.
Notre horizon herméneutique a changé : aujourd’hui la lecture de Kafka passe par celles de Blanchot, Deleuze, Derrida, Benjamin… De plus, la traduction de Vialatte est entachée de quelques erreurs qui n’ont pas toutes été corrigées par son réviseur. Enfin et surtout, comme on sait, Vialatte utilise un langage très « littéraire », qui est le sien, et qui ne correspond pas à la langue de Kafka, sèche, précise, qui évite soigneusement de « faire du style ». Kafka n’a pas écrit directement en français, il faut s’en souvenir. Nous avons voulu avant tout restituer aux lettres leur précision, leur densité, en nous efforçant de rester le plus près possible du texte original dans sa littéralité. La « littéralité » était d’ailleurs la grande qualité que Kafka appréciait dans les traductions de Milena.
Dans la mesure du possible, nous avons tenté de respecter la ponctuation ou son absence, nous avons repris systématiquement toutes les répétitions, assez nombreuses. Enfin, nous nous sommes efforcés de traduire par un même mot français le mot allemand dans toutes ses occurrences. Kafka aurait sans doute souhaité qu’une âme pieuse et dévouée ait brûlé ces lettres qui nous le montrent dans toute l’intimité de sa passion. On ne peut qu’être reconnaissant à Milena de les avoir préservées pour nous.
(« Robert Kahn, Franz Kafka et Milena Jesenska » photos D.R.)
(texte extrait de la préface de Robert Kahn à la nouvelle édition des Lettres à Milena)
Franz Kafka
A Milena
traduction de l’allemand et introduction par Robert Kahn
320 pages, 18 euros
12 Réponses pour Du trafic épistolaire entre Kafka et Milena
Merci M. Kahn, vous me rappelez un moment formidable passé sur la RDL. J’ai bien aimé relire un peu sur Franz et Milena. Je ne sais si cette nouvelle édition (chez Nous Deux ?) sera de nature à faire connaître la relation un peu strange entre Milena et ce tordu de Franz. Il faut que j’aille voir de plus près, mais l’appelait-elle vraiment Franck ? ainsi que traduit dans cette lettre à M. Brod. Et puis cette nouvelle datation est intrigante, d’autant que pour les dates, Franz était quand même pointilleux. Il y a un mot qui n’aurait pas plus, ni à l’un, ni à l’autre, je pense, c’est le mot : Hapax. Et puis alors F.K. n’aurait peut-être pas non plus accepté de passer par les fourches caudines de spézialisten, comme Deleuze , Derrida, et toutes ces sommités de l’akadémie sans en faire eine Geschichte. Mais comme on dit à la Poste : « pour une nouvelle, c’est une bonne nouvelle ».
https://www.youtube.com/watch?v=BQaUs5J2wdI
je pense, c’est le mot : Hapax
Vous avez vraiment une pensée de gorge.
C’est quand même très frustrant.
Ich sage qu’il faut en revenir à l’original, sans passer par des acheminements postaux exotiques, et on sait plus finalement si c’est au centre de tri qu’a eu lieu le tour de passe-passe avec des lettres ouvertes, trafiquées et finalement mal affranchies.
http://www.odaha.com/sites/default/files/BriefeAnMilena.pdf
Bon, mais M. Kahn, sa spécialité c’est Marcel P. et W. Benjamin.
Ceci n’expliquant peut-être pas cela.
Pour A. Vialatte, -qui ne s’est pas trop préoccuppé de la place de la virgule, ni en tchèque ni en allemand ni sur le Ich, là, pas là, raturé, remis ? ( c’est à dire qu’à l’époque F.K. n’écrivait pas directement sous Word office), ni à fortiori sur une analyse psycho des » mots-clé »- et dont on nous dit maintenant que la trad’ des lettres à Milena a terriblement vieilli,
pour lui, donc, s’il n’y a qu’une lettre à retenir de cet embrasement épistolaire, aussi bref qu’intense, c’est celle du 14/09/1920.
Et sa conviction se passe de filtre.
http://homepage.univie.ac.at/werner.haas/1920/mi20-107.htm
Milena, rapidement exécutée aussi ici, -internée !- pourquoi ?
Elle a écrit une lettre au Père, également. Terrible; en 1940.
Elle a aussi écrit ( journaliste, elle ne se refait pas !) quelque chose comme un essai sur le bonheur. Qui ne dépend pas toujours que de soi.
Ah tiens, rien ne change, toujours ce gag interminable de la lettre au pair, ah ben le créationisme des créatifs c’est du béton !
Je n’y crois pas, un adepte du vieux pervers sca.to ici.
Qui se ressemble s’assemble.
Ein bisschen zu spät für Milena.
N’ayez pas peur d’élargir le portrait. On peut voir la couleur de ses yeux.
Une préface où l’on apprend un peu sur « le printemps de Prague » de Milena.
http://www.kkoworld.com/kitablar/frans_kafka_milenaya_mektublar-eng.pdf
Je crois me souvenir que le plus beau portrait de la courageuse Milena était dépeint dans un camp, elle tenant tête aux kapos… Ce qui se trouve dans le fascinant récit des souvenirs de Margarete Buber-Neuwman. Je crois que du temps de Franz, elle était aussi un grand reporter de mode à Prague. Franz n’était pas « tordu », il était logique avec les femmes, impossible de vivre avec et sans… C’est Milena qui avait des amours beaucoup plus compliquées.
Il me faudrait me replonger dans sa vie. Vous avez fait remonter de merveilleux souvenirs. Ils dissipent un peu la médiocrité du « roman de Franz et Dora » par je ne sais plus quel littérateur allemand d’il y a quelques années.
12
commentaires