de Pierre Assouline

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La République des livres
Eblouissante obscurité des sonnets de Garcia Lorca

Eblouissante obscurité des sonnets de Garcia Lorca

Qu’on le veuille ou non, il en va de Federico Garcia Lorca comme de Heinrich von Kleist : impossible d’évoquer leur œuvre en oubliant l’ombre portée de leur mort sur leur vie. Dans le cas du premier, son exécution par des miliciens franquistes ; dans celui du second, son suicide avec sa maitresse. Les éditeurs de l’Anthologie bilingue de la poésie espagnole dans la Pléiade assurent même que si Garcia Lorca (1898-1936) la domine avec Cervantès aux yeux des lecteurs, les conditions tragiques de sa mort n’y sont pas étrangères ; quant à Cioran, il allait même plus loin en jugeant impossible de lire une ligne de Kleist sans penser qu’il s’est donné la mort, comme si son suicide avait précédé son œuvre (De l’inconvénient d’être né). C’est dire l’accueil réservé à tout ce qui sort encore de la plume du poète andalou. Non des inédits ni des exhumations mais des résurrections dans notre langue. Le cas des Sonnets de l’amour obscur (Sonetos del amor oscuro, 64 pages, 7 euros, Allia). Quasiment une plaquette mais, comme toujours sous les auspices de cet éditeur, publiée avec un soin particulier apporté à la typographie, la mise en page, le papier. Ce souci de la qualité éditoriale est d’autant bienvenu que le livre reproduit, outre quelques photos d’époque, des dessins de l’auteur à l’encre bleue sur papier fort, des encres de Chine, crayons de couleur et gouaches sur bristol ou carton.

Avant même d’avoir été lus, ces onze poèmes étaient entrés dans la légende car ils étaient précédés par la rumeur hantant de longue date les cercles des admirateurs de Garcia Lorca. On les disait perdus même si quelques uns étaient connus. Dans une éclairante présentation, la traductrice Line Amselem, à qui l’on devait déjà la transhumance en français de Jeu et théorie du duende, Le cante jondo, Les berceuses et Complaintes gitanes du même auteur, rappelle le chemin tortueux suivi par ces sonnets avant de parvenir jusqu’à nous. La première fois, ce fut sous une forme on ne peut plus clandestine : sans nom d’auteur ni d’éditeur, dans un tirage de 250 exemplaires non-commercialisé, en 1983 à Grenade (le poète était né à 50 kms de là, à Fuente Vaqueros). Pourtant le général Franco était mort depuis plusieurs années.

Étrangement, c’est en français et non en espagnol que ces fameux onze textes étaient parus ensemble pour la première fois en pleine lumière, deux ans avant, pour l’édition des œuvres de Garcia Lorca dans la Bibliothèque de la Pléiade. Face à la crainte d’une multiplication d’éditions pirates, les ayants-droits durent céder et ils parurent enfin en espagnol par les soins du supplément culturel du journal ABC au sein d’un important dossier consacré au poète (1984). A une nuance près, un détail qui n’en est pas un : le titre y avait été amputé de « oscuro » car l’obscurité en question désignait, on s’en doute, l’arrière-fond homosexuel des sonnets. Il est omniprésent mais voilé sous les métaphores, ce qui renforce l’universalité de l’amour en question. De toute façon, ce fameux titre n’avait pas été établi, fixé, figé par son auteur. Seuls deux poètes et amis, Vicente Aleixandre et Pablo Neruda (du temps où celui-ci était consul du Chili en Espagne), devant lesquels Garcia Lorca avait lu ses sonnets, ont témoigné de l’authenticité du titre.

Proust disait de tout créateur de sonnet qu’il pétrarquise. Quatorze vers, deux quatrains (cuartetos), deux tercets. L’exposé d’un questionnement suivi en chute de celui de sa solution. Une forme aussi corsetée que celle du haïku mais qui ouvre aux plus vastes perspectives. Une virtuosité derrière laquelle transparait le musicien en Garcia Lorca (un sonnet se doit de sonare, sonner) qui, dans le cas présent, se met « au service de la finesse de son esprit, dans la fulgurance dictée par la brièveté » selon Line Amselem. En s’attaquant à cette forme poétique strictement codifiée, Garcia Lorca avait deux modèles en tête, deux références : les 154 Sonnets de Shakespeare (dont la majorité numérotés de 18 à 126 expriment son amour pour un jeune homme) qu’il a pu lire soit en version originale soit en traduction (on peut lire ici une analyse fine de leurs traductions en espagnol) ; et les Sonnets de la nuit obscure (La noche oscura) de Jean de la Croix, chez lequel la traductrice relève nombre d’emprunts lexicaux. Par souci du rythme, de la cadence, la respiration, elle a choisi de rendre l’hendécasyllabe (vers de onze syllabes) par un vers en contenant une de moins.

Toute nouvelle traduction est redevable à celles qui l’ont précédée. Cette édition des Sonnets de l’amour obscur est aussi discrète que précieuse dans la double acception du terme par la délicatesse avec laquelle elle rend présente, chaleureuse, presque familière la sensualité de celui qui se disait ni un homme, ni un poète, ni une feuille mais « un pouls blessé qui sonde les choses de l’autre côté » (in Poète à New York). Afin d’en juger, voici à la suite de la version originale du Sonnet de la douce plainte (Soneto de la dulce queja), la traduction publiée dans l’Anthologie de la poésie espagnole suivie de celle de Line Amselem (2024) :

« Tengo miedo a perder la maravilla/ de tus ojos de estatua y el acento/ que me pone de noche en la mejilla/ la solitaria rosa de tu aliento.

Tengo pena de ser en esta orilla/ tronco sin ramas, y lo que más siento/ es no tener la flor, pulpa o arcilla,/ para el gusano de mi sufrimiento.

Si tú eres el tesoro oculto mío,/ si eres mi cruz y mi dolor mojado,/ si soy el perro de tu señoro,

no me dejes perder lo que he ganado/ y decora las aguas de tu rio/ con hojas de mi otoño enajenado. »

    Traduction publiée dans l’Anthologie bilingue de la poésie espagnole :

“J’ai peur de perdre la merveille/ De tes yeux de statue et cet accent/ Que vient poser la nuit près de ma tempe/ La rose solitaire de ton haleine.

Je m’attriste de n’être en cette rive/ Qu’un tronc sans branche et mon plus grand tourment/ Est de n’avoir la fleur- pulpe ou argile-/ Qui nourrirait le ver de ma souffrance.

Si tu es le trésor que je recèle/ Ma douce croix et ma douleur noyée/ Et si je suis le chien de ton altesse

Ah, garde-moi le bien que j’ai Gagné/ Et prends pour embellir ta rivière/ Ces feuilles d’un automne désolé. »

    Et dans la traduction de Line Amselem (2024) établie à partir de différents déchiffrages de l’original :

“ J’ai la crainte de perdre le prodige/ de tes yeux de statue, et cette touche/ que me met sur la joue pendant la nuit/ la solitaire rose de ton soufflé.

Je suis triste d’être sur cette rive/ un tronc sans branche, et plus encor me coûte/ de n’avoir pas la fleur, pulpe ou argile,/ pour le ver rongeur par lequel je souffre.

Si tu es mon bien caché, mon trésor,/ si tu es ma croix, ma douleur mouillée,/ et si je suis le chien de ta couronne,/

fais que je garde ce que j’ai gagné/ et de ta rivière les eaux décore/ de feuilles de mon automne emporté.”

( » Sans titre », « Portrait de Dali », « Autoportrait » dessins à l’encre sur papier de Federico Garcia Lorca, D.R.)

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