de Pierre Assouline

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La République des livres
Eco de la Mirandole en sa librairie

Eco de la Mirandole en sa librairie

Lorsque Samuel Beckett vivait boulevard de Port Royal, il offrit une moquette à ses voisins du dessus pour ne plus les entendre marcher. Que des humains déambulent sur sa tête l’empêchait de penser. Le cas de figure auquel a été confronté Umberto Eco avec ses voisins du dessous fut plus délicat à résoudre : ils avaient porté plainte pour danger immédiat, craignant un effondrement de son appartement dans le leur. Ce qui fut confirmé par une expertise des agents du cadastre. Et pour cause : 1200 rares livres anciens sur les sciences occultes la magie, l’ésotérisme, les mondes imaginaires, ainsi que 30 000 volumes contemporains répartis dans des dizaines de bibliothèques. Et comme sa folie accumulative allait crescendo, et que sa névrose bibliophilique ne montrait guère de signes d’épuisement, il dût déménager dans un nouvel appartement à Milan où il resta une trentaine d’années jusqu’à sa mort en 2016.

Si l’on en croit Umberto Eco : la bibliothèque du monde, l’étonnant documentaire de l’italien Davide Ferrario projeté au festival international FipaDoc qui s’est récemment tenu comme chaque année à Biarritz, son nouveau havre se situait dans les hauteurs d’un immeuble. Mais il n’est pas exclu que les considérables droits d’auteur du Nom de la Rose et du Pendule de Foucault lui ait permis de se rendre propriétaire de l’étage du dessous. On n’est jamais trop prudent. Un tsunami de livres n’est pas à redouter du moment que cela ne sort pas de chez soi. La passion exclusive qu’Eco leur a voué fut telle qu’il n’aurait pas détesté mourir sous leur poids dans le chaos d’un cataclysme plutôt que d’un cancer du pancréas.

Ce n’était pas seulement la bibliothèque d’un érudit, romancier, essayiste, universitaire, sémioticien, philosophe d’une curiosité encyclopédique, mais aussi celle d’un insatiable collectionneur. Nul doute qu’à ce niveau-là, au-delà des exigences de la recherche, il y avait en lui du bibliomane et du bibliolâtre. Il battait aussi bien Jorge-Luis Borges qu’Alberto Manguel et les trois se situaient loin derrière Dante. Dans le dernier chant du Paradis, lorsqu’il a une vision de Dieu, le poète majeur du Moyen Âge le décrit comme la bibliothèque des bibliothèques.

En le suivant dans le labyrinthe de ses rayonnages au garde à vous, la seule occasion de sa vie où ce sportophobe se livrait à un marathon, on est emporté dans la spirale des travellings. Ce sont pourtant des bibliothèques dénuées du moindre charme esthétique de type Billy made in Ikéa à l’exception de celles, peu nombreuses toutes en chêne, abritant les éditions rares et anciennes. Il y parcourait chaque jour des kilomètres non parce qu’il cherchait un volume (c’était organisé secteur par secteur) mais parce qu’il allait le chercher. Le documentaire est émaillé d’entretiens (il n’en était pas avare) accordés par notre Pic de la Mirandole mais aussi des témoignages de sa veuve, de ses enfants, de ses amis et de ses collègues. Les uns parce qu’ils ont vécu de gré ou de force avec cette masse d’imprimés, les autres parce que le professore était généreux de son savoir et de ses richesses, et que sa « librairie », au sens où Montaigne l’entendait lorsqu’il l’édifia dans la tour ronde de son château périgourdin, était accueillante.

Il était si prodigue de ses paroles que le réalisateur s’est retrouvé avec davantage de son que d’images. Aussi a-t-il eu l’idée d’aller aussi promener sa caméra dans de prestigieuses bibliothèques publiques : la Reale à Turin, la Baridense à Milan, la Arturo Graf à l’unversité de Turin, la Comunale à Imola, l’Accademie delle scienze à Turin, la Stradtbibliotek à Ulm, la Bibliotekstaal Kloster à Wiblingen, la Stadtbibliotek à Stuttgart, la Stifftbibliotek à St Gallen, la Vasconselos à Mexico, la Binkai à Tianjin. Que de livres ! que de livres ! serait-on tenté de déplorer à l’issue de ce périple de 90 minutes, à la manière de Mac Mahon visitant des villes dévastées par une crue de la Garonne et soupirant : « Que d’eau… que d’eau ! » à quoi le préfet qui l’accompagnait répondit : « Et encore, M. le Président, vous n’en voyez que le dessus ! ». De ses propres trésors, Umberto Eco connaissait aussi bien les couvertures que les pages. Il cite volontiers Funes, l’hypermnésique dont Borges fit un personnage qui se souvenait tellement de tout ce qu’il avait lu que cela l’empêchait de penser correctement.

La famille Eco a fait don de la bibliothèque à l’Etat italien. Elle se trouve désormais partagée entre l’université de Bologne où il enseigna longtemps et la Bibliothèque nationale Braidense à Milan. Quant au film, il s’achève sur l’apologie de la recherche silencieuse comme seul accès à la vérité. Pour ma part, j’en suis sorti avec un étrange sentiment d’oppression, en me demandant comment on pouvait écrire parmi cette masse de livres. Et je n’avais qu’une question à poser à l’écrivain à titre posthume : ne vous êtes-vous jamais demandé si, peut-être, la vraie vie était ailleurs, dans un lieu vierge de toute bibliothèque ployant sous le poids de tant d’ouvrages ?

(Photos D.R.)

Cette entrée a été publiée dans vie littéraire.

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commentaires

1 012 Réponses pour Eco de la Mirandole en sa librairie

rose dit: à

Ai souligné à ma mère l’intelligence des juifs, hier, sans préciser qu’ils étaient invivables. Elle n’aime pas les mauvaises nouvelles.
Le soir, dorénavant, elle prie dieu en lui disant « si je ne me réveille pas demain, ce ne sera pas une catastrophe ».

Marie Sasseur dit: à

Une punkette , votre boulangère , cher Damien ?
Faut lui proposer de la musique punky alors, comme ce magnifique concert des 700 ans, dans la cathédrale de Cologne. C’était pas du Keith Jarrett, c’était super :

Grandbrothers:

https://youtu.be/Y5u561LQZq8

Le sud de la,France s’est réveillé sous la neige ce matin, une merveille de la nature.

Bonne journée a vous, cher Damien

D. dit: à

Zeta orionis, ce qui fait la lumière sur le Z peint sur les blindés russes.

D. dit: à

Reste à savoir qui sont les alliés extraterrestres des russes. J’ai bien ma petite idée là-dessus.

Rosanette dit: à

@marie sasseur
Deux remarques
1)Apropos d’ECO que comme vous j’apprecie beaucoup…..jusqu’au moment où il s’est mis a exploiter le filon et a faire de l' »Eco » alimentaire pour gros tirages (le saumon ,l’ornithorinque etc.)
je m’etonne que vous n’ayez pas cité cet ouvragea la fois accessible et fondamental où on retrouve tous les themes de sa penséee de semioticien: Les limites de l’interpretation
2)contairement a ce que vous ecrivez l’iniversalité du langage mathematique est une conquête recente avec les signes divers qu’il utilise
jusque là on n’ecrivait pas + ou – mais » augmenté de… et « diminué de…. »etc… une revolution qui a bouleversé la manière de faire des calculs mathématiques
voir à cet egard les travaux de Michel Serfati sur Leibniz que vous connaissez peut-êtree .

closer dit: à

Rose félicitant ma chère Elisabeth Lévy. Je rêve!

Marie Sasseur dit: à

Deachach, vous surinterpretez.
J’ai écrit ceci, ni plus, ni moins :

Les mathématiques sont un exemple de « langue parfaite universelle ».
Un langage symbolique universellement reconnu.
Pas connu de tout un chacun, cependant.

La suite de mon message,  » page  » précédente.

Maintenant, vous m’excuserez, d’une part je n’assure pas le sav pour l’oeuvre magistrale de ce très grand sémiologue, et je vous conseille personnellement un petit livre pas cher: comment reconnaître le faux,
d’autre part, j’ai à faire , un truc très urgent et aux conséquences irréparables si je ne m’y atèle pas dans l’heure.
Je n’ai donc pas le temps de vous réciter les 300 commentaires que j’ai laissés dans le fil de ce billet, qui est pour moi, le premier consacré à Umberto Eco, lequel, et ça en dit long…n’a pas eu sur la rdl, les honneurs d’un « pour saluer ».
Voilà qui est réparé,pour ma part :une petite lectrice, parmi plusieurs dizaines de millions.

Bâve, comme vous dites entre vous.

Marie Sasseur dit: à

J’ai exécuté mon  » exercice d’admiration « , pour répondre au billet suivant qui vous demande de vous mettre à genoux.

Pauvres de vous.

Janssen J-J dit: à

(27.2.23_10.56)
– Maintenant, vous m’excuserez, d’une part je n’assure pas le sav pour l’oeuvre magistrale de ce très grand sémiologue (mais si mais si) – j’ai à faire un truc très urgent et aux conséquences irréparables (mais non, mais non) – Eco, lequel n’a pas eu sur la rdl, les honneurs d’un « pour saluer » (mais mais si) – une petite lectrice (mais non mais non) – Elisabeth Lévy (mais si mais si !) – bâve entre vous (mais elle aussi, si si) cher Damien (mais oui mais oui) – Tar (très gd film & belle prestation d’une actrice, mais oui mais oui, un peu long ? – ne pas sa baigner pour cause de crocodiles) – Amours(2), suite de piécettes de Joël Pommerat, petites merveilles du quotidien populaire (mais oui mais oui) – michelle p. (mais oui mais oui) https://www.youtube.com/watch?v=uEvuW7HDwmA

Marie Sasseur dit: à

04/03/2023, 21h
Encore un petit moment sur l’épaule de ce géant.
Sans ce billet, il faut bien avouer, que le Professeur serait resté pour moi le génial romancier du nom de la rose, du pendule, de l’île du jour d’avant.
De ce qui restera comme une felix culpa de Passou, il faut savoir se montrer reconnaissant.
Car sans ce billet mais qui vient après quantité d’autres et qui recoupent les sujets de prédilection du Professeur Eco, je n’aurais peut-être pas eu connaissance de ses deux ouvrages, « la recherche de la langue parfaite », et « sur l’epaule des géants ».

A l’heure où les communications sur des réseaux internet, et une grande variété d’activités que l’on peut dire de narration,
sont en passe d’être en partie, en partie seulement, assurées par des algorithmes, un petit message, comme un espoir laissé par Eco, dans le chapitre intelligence artificielle, de son recueil sur la recherche de la langue parfaite, édité en 1994, sa chaire annuelle au Collège de France sur ce thème ayant eu lieu en 1992/1993, lien de la leçon inaugurale, sur ce fil de commentaires.

1994…

If…then

 » tous les projets d’Intelligence Artificielle héritent en quelque sorte de ma problématique des langues philosophiques « a priori » et parviennent à résoudre certains de leurs problèmes avec des solutions «  »ad hoc  » et pour des tranches extrêmement localisées de l’espace d’action total d’une langue naturelle »

Si certains, comme les machines, manqueront toujours de l’éducation qui permet de comprendre ce qu’ils ne connaissent pas, j’en suis plutôt rassurée. Il y a des moments où less is more.

Marie Sasseur dit: à

tous les projets d’Intelligence Artificielle héritent en quelque sorte de la problématique des langues philosophiques « a priori »

Et moi de la problématique du clavier.

Janssen J-J dit: à

@ (marie au cury – encore un nouveau pseudo ? – je vous propose plutôt : marie au curetage ou au cureton)…
la problématique du clavier, c quoi encore ce jargon, christian de la mirandole ?

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