de Pierre Assouline

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La République des livres
Eloge du cosmopolitisme

Eloge du cosmopolitisme

Depuis quelques temps en Europe, le débat d’idées est si vicié par un vent mauvais venu d’Amérique qu’il donne vraiment envie de changer de contemporains. Nous sommes pris en tenaille dans une double injonction identitaire entre le repli nationaliste dans ce qu’il a de plus étriqué et l’ouverture à l’Autre dans un fantasme de métissage immaîtrisé. Une mauvaise querelle des Anciens et des Modernes transcendée par un combat entre l’étroit et l’ample. Un choix binaire donc réducteur, manichéen, simpliste comme on les aime tant en France (êtes-vous Voltaire ou Rousseau ? Beatles ou Rolling Stones ? etc). Nous vient alors la furieuse envie de réactiver la troisième voie un peu assoupie et de récupérer le bon vieux cosmopolitisme, de lui rendre son sens sans pour autant remonter au philosophe cynique Diogène de Sinope (413-327 av. J.C.), le premier à conceptualiser la chose du particulier à l’universel. Au fil de siècles d’errance lexicale, en France notamment après que la droite nationaliste, entre les deux guerres et sous le régime de Vichy, lui eut fait des mauvaises manières jusqu’à le métamorphoser en insulte comme synonyme d’apatride, de métèque, il est urgent de redorer le blason du cosmopolitisme.

Il ne suffit pas d’aller voir ailleurs. Le grand voyageur en Paul Morand a produit l’illusion littéraire qu’il avait le goût des autres au lointain alors que sa correspondance suinte la misanthropie et le mépris de l’étranger ; son cosmopolitisme est un malentendu, un faux-nez. De vrais écrivains cosmopolites ? Larbaud, Gary, Kessel, Nabokov, Magris, Steiner, Semprun, Cossery… Tenez, Cossery, qui n’est pas le plus répandu. Une version levantine de la mitteleuropa avec cette touche inimitable  de cosmopolitisme oriental mâtiné de présence anglaise et d’influence française. L’homme, un chrétien d’Egypte né au Caire, élevé chez les Frères et au lycée français, était arrivé en France en 1945 pour n’en plus repartir. Les titres de ses livres annonçaient déjà un monde magique et tragique, avec ce mélange d’humour dans le récit d’existences de misère et de cruauté dans le jugement sur les puissants, Les Hommes oubliés de Dieu, La Maison de la mort certaine, Les Fainéants dans la vallée fertile, Mendiants et orgueilleux, Un complot de saltimbanques, Les Couleurs de l’infamie… Une oeuvre encore pleine d’Egypte, un français encore plein d’arabe. Comme quoi en exil, on ne se quitte pas : au contraire, on se laisse rattraper par ses fantômes. On y lisait, dans le désespoir des habitants des grandes cités et l’absurdité d’une société qui ne laisse aucune place à l’étrange, une dénonciation puissante mais discrète de toutes les impostures. Un tout petit monde à la dimension de l’univers. A croire qu’Albert Cossery écrivait pour amener à son point de perfection la définition de Miguel Torga : 

« L’universel, c’est le local moins les murs ».

Toute thèse est superflue où trois mots d’un poète suffisent. De toute façon, la vraie patrie d’un écrivain, sa patrie intérieure dont nul document officiel ne saurait attester, c’est sa langue, celle dans laquelle il écrit. Mais on distingue sans mal sous la plume d’un écrivain français une langue nourrie de lectures françaises d’une langue irriguée par des lectures non pas étrangères mais venues d’ailleurs. Dès lors qu’il les intègre à son imaginaire et à son écriture, il les nationalise. Car s’il est vrai que l’on n’a jamais raison tout seul, il conviendrait d’étendre cette réflexion trás-os-Montes : on a rarement raison entre Français.

C’est encore plus vrai pour un européen. Même si, on le sait, la Mitteleuropa est un mythe littéraire et artistique sublimé par le sentiment de la nostalgie, car on ne trouve pas trace d’une « conscience d’appartenance » chez ses habitants ainsi que l’historien Krzysztof  Pomian l’a observé , ce n’est pas une raison pour la négliger, au contraire : sa disparition a laissé un sentiment de l’exil, de la perte et du manque qui, mêlé au cosmopolitisme et au multilinguisme de son âge d’or, ont forgé l’identité culturelle européenne ; en ravivant la flamme, les Européens perdraient en scepticisme ce qu’ils gagneraient en solidarité ; ainsi la nostalgie peut-elle être féconde lorsque l’urgence est de résister aux nationalismes avant de les dépasser.

Si Jean-Yves Masson, traducteur, comparatiste et responsable de l’excellente collection « Der Doppelgänger » chez Verdier, ne nous invitait pas à aller chercher du côté de Hugo von Hofmannsthal (1874-1929, j’avoue que je m’y serais pas rendu spontanément. Il tient que, à le lire, on se convainc du danger d’amalgamer cosmopolitisme et multiculturalisme, le premier supposant une profonde appartenance à une seule culture amenée après bien des efforts au point d’universalité où elle peut rencontrer les autres ; tandis que le second s’emploie tout au contraire à juxtaposer des réalités hétérogènes. Le rappel est utile à l’heure où, dans tant de débats, le caractère multiethnique de la France d’aujourd’hui, qui est un constat d’évidence, est souvent confondu avec sa dimension multiculturelle, qui est hautement contestable car elle s’oppose fondamentalement à ce qui fait qu’une nation est une nation.

S’il faut passer par la relecture de Hugo von Hofmannsthal pour en arriver là, dans un problème qui est d’une actualité brûlante pour quelques temps encore, tant mieux ! (1) « Del resto no importa », comme l’écrivait Valéry Larbaud, le plus cosmopolite des écrivains si français. Un grand Européen, comme on dit désormais. Les Larbaud seraient moins rares de nos jours si seulement les intellectuels ne s’épuisaient pas dans ce que Freud appelait « le narcissisme des petites différences », cette étrange réaction des masses lorsqu’elles manifestent davantage d’intolérance à l’égard des différences insignes que vis-à-vis des plus fondamentales ; les gens éprouvent le besoin de surinvestir leur différence de détail avec le semblable comme si cette proximité menaçait leur identité et qu’ils devaient se protéger par l’agressivité sinon la violence pour ne pas la perdre.

Il y a encore du chemin à parcourir pour faire résonner le beau mot de cosmopolitisme dans sa véritable acception et pour que l’opinion s’en empare afin de l’annexer aux actuels combats de la République pour ne pas perdre son âme. Etre cosmopolite, c’est se placer dans une position inconfortable qui impose sans cesse de bousculer les frontières, de les repenser à nouveaux frais. Surtout pas citoyen du monde mais bien citoyen d’un monde, le sien, celui qui l’a vu naitre et l’a  chargé de quelques héritages à conserver, chérir, critiquer ou à rejeter, un monde ouvert à d’autres mondes pour y cueillir ce qu’il a de meilleur à offrir avec Lévi-Strauss pour guide, celui du Regard éloigné et de Race et histoire.

Il en va du cosmopolitisme comme de la solitude : c’est très bien dès lors que c’est choisi et non subi. Surtout pas une idéologie imposée mais tout à la fois une sensibilité, une disposition d’esprit, une vision du monde qui poussent à aller voir ailleurs et à s’y frotter. Etre cosmopolite c’est appartenir à plus d’une famille d’esprit, jouir du privilège de la vision extérieure, s’autoriser les mises à nu de l’autre, s’accorder le surplomb du regard critique. Parfois, on se croirait dans ces romans pleins de paquebots et de croisières où, accoudés au bastingage, certains personnages à l’air international observent au détour de la conversation qu’il y a de plus en plus d’étrangers dans le monde.

On s’en doute, la polyglossie est le pilier de ce cosmopolitisme puisque tout passe par le langage -et en l’espèce la langue de l’Autre sans l’usage de laquelle son univers ne nous est accessible que de seconde main. Ceux qui n’ont pas connu le bonheur et le privilège de naitre dans « plus d’une langue » (2) doivent alors produire un effort inconnu pour ceux chez qui c’est naturel. Aux antipodes de « la bouillie babélienne » (3), qui veut vraiment avoir l’humanité en partage doit d’abord refuser de diaboliser ses racines. Un cosmopolite se situe entre un enracinement et une incarnation s’il veut fondre ses patries d’élection dans sa patrie de naissance.

Dans les premiers jours de l’année 2008, tout ce que Paris comptait d’éditeurs, d’écrivains, de critiques littéraires se mêlaient aux amis et à la foule des lecteurs pour rendre un dernier hommage à Christian Bourgois. A la tête de la maison d’édition qui portait son nom, il avait amené au plus haut son absolu de la littérature, notamment les littératures écrites dans toutes les langues lui qui n’en parlait aucune. Son œuvre en témoignait : un catalogue d’une audace, d’une invention, d’une richesse remarquables. Sur chacune des chaises de la basilique Sainte Clothilde, Dominique Bourgois, sa femme, avait eu la délicatesse de déposer une mince plaquette grise éditée à cet effet portant simplement en couverture «  »Christian Bourgois 21 septembre 1933- 20 décembre 2007″ » ainsi que les trois C inversés formant le sigle de sa maison.

Elle contenait le texte d’un discours qu’il devait prononcer peu avant à la foire du livre de Guadalajara (Mexique) comme lauréat du Prix Merito editorial 2007 et que la proximité de la fin l’empêcha de prononcer personnellement. Il suffit d’en lire les principaux extraits pour y découvrir le lumineux testament d’un grand éditeur, notamment ce passage :

« Mon catalogue peut être lu comme un éloge du cosmopolitisme littéraire. Pour moi, ce beau mot de cosmopolitisme, longtemps dévalué ou voué aux gémonies en France, désigne parfaitement ce que je veux faire et, par opposition, ce que je refuse : le nationalisme culturel, sous la forme la plus odieuse et exécrable du chauvinisme ».

En assistant à son départ, on se disait que, dans les années qui s’annonçaient, il y aurait de moins en moins de gens à qui parler.

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  1. Jean-Yves Masson, « Hugo von Hofmannsthal, du renoncement à la métamorphose », Revue des Deux Mondes, janvier 2007
  2. Barbara Cassin, Plus d’une langue, Bayard, 2019
  3. Pascal Bruckner, « Faut-il être cosmopolite ? » in Esprit, décembre 1992

(Photos Passou)

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