de Pierre Assouline

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La République des livres
En nageant en écrivant

En nageant en écrivant

De même que souffler n’est pas jouer, se baigner et nager sont deux choses différentes, tout de même ! A l’approche des grandes vacances, il faudrait voir à ne pas confondre même si l’exquise couverture du petit album de Paul Morand Bains de mer, bains de rêve y invitait en 1960. Deux récents livres, plus sérieusement natatoires que ce bel éloge du farniente flottant, se font justement l’écho du souci de bien nager. Et je dois l’avouer, depuis trois mois que je rencontre des lecteurs dans des librairies un peu partout en France et au-delà, je suis frappé par le nombre de gens qui disent leur nécessité vitale de nager, de celles qui transportent de l’ivresse électrique au nirvana, quand tant d’autres ne pensent qu’à courir. Que ce soit dans une piscine pour aligner les longueurs encadrées par deux lignes balisées, dans un lac, dans un fleuve ou à la mer, ils confessent un même désir fusionnel avec l’eau. Et il ne faut pas beaucoup les pousser pour qu’ils se disent victimes consentantes d’une forme d’addiction.

De Chantal Thomas, outre ses travaux d’historienne sur Sade, Casanova ou Marie-Antoinette, les amateurs ont déjà pu se délecter de Souvenirs de la marée basse (2017) et de Journal de nage (2022). Deux livres étincelants placés, surtout le premier, sous le signe d’une mère indépendante, insoumise à la forte personnalité, qui s’affirmait en pratiquant une nage libératrice. Elle-même nageuse croyante et pratiquante, longtemps attachée au bassin d’Arcachon avant de se prendre de passion pour l’eau niçoise dans laquelle elle s’immerge à partir d’une petite plage entre les rochers, Chantal Thomas nous revient et elle y revient avec L’étreinte de l’eau sous forme d’entretiens avec Fabrice Lardreau (13 euros, 171 pages, Arthaud)

Elle va jusqu’à lui accorder des qualités morales au motif que, contrairement à la forêt ou à la montagne, éléments naturels plus effrayants qu’envoûtants pour ceux qui la connaissent mal, l’eau serait bonne, bienveillante, protectrice. Même l’océan lui parait sans danger. Comme si l’eau était dotée d’une pureté naturelle. Il est vrai qu’on l’approche dans un absolu dépouillement, ou quasi (autrefois en Angleterre, on nageait nus), alors que la montagne exige un équipement.

« Quand on nage, on tourne le dos au poids de la terre. Même si l’on peut nager le long du rivage, il y a toujours un moment où on lui tourne le dos, physiquement ou symboliquement… L’esprit même de la nage, pour moi, est de se détourner de la pesanteur matérielle, des soucis, des obstacles, des empêchements ».

Ce qui n’empêche pas d’autres de sérieusement gamberger lorsqu’ils s’agit de tromper l’ennui de l’entrainement et des longueurs sans cesse recommencer -à condition toutefois de ne pas écouter de la musique. Une jolie manière de dire que le nageur échappe à la gravité terrestre- mais pas seulement. Elle veut voir dans la femme qui nage, comme dans celle qui marche ou celle qui court, une femme qui fait voler en éclats l’assignation au foyer, celle qui se passe de toute évaluation du père ou du mari, celle qui s’épanouit loin de tout regard extérieur. Ainsi se sont-elles réapproprié leur corps. Cela dit, elle avoue sans mal préférer la nage très libre en mer à la natation assez sportive dans une piscine. A croire que le goût de l’eau, cette saveur si particulière plus ou moins salée, l’immersion dans les sensations du moment, s’accommodent mal des rigueurs de l’entrainement, son autodiscipline, ses chronométrages, ses performances. A Nice, lorsqu’elle nage en longeant la promenade des Anglais, sa situation lui autorise un autre regard sur le réel ; une manière d’être dans la ville sans y être ; ce qu’on appelle adopter le point de vue de l’eau.

On s’en doute, il n’est guère question de technique dans la conversation de Chantal Thomas, si agréablement légère. Tout pour l’esprit, le ressenti, la sensibilité, l’ineffable de la nageuse. Tout l’inverse de L’art de nager le crawl  (Swimming The American Crawl, traduit de l’anglais par Michel Vaucaire, 165 pages, 19 euros, Séguier) de Johnny Weissmuller (1904-1984) paru pour la première fois en 1930. Parfaitement, « le » Johnny qui affola les bassins dans l’entre-deux-guerres avant de pousser son cri de Tarzan (en réalité, l’enregistrement d’un yodel autrichien monté à l’envers et en accéléré) dans la jungle hollywoodienne. Car on l’oublie, dans sa première vie, il fut un grand champion de natation américain. Son palmarès est éloquent : un record du monde au 100 mètres nage libre inégalé pendant dix-sept ans, une pluie de médailles aux JO de Paris en 1924 et à ceux d’Amsterdam quatre ans plus tard, cinquante-deux titres de champion des USA, vingt-huit record du monde etc Et dire qu’on lui avait conseillé de se mettre à la natation quand il était adolescent afin de vaincre sa poliomyélite !

Son traité, appelons-le ainsi, est aussi argumenté que les évocations aquatiques de Chantal Thomas sont poétiques. Dans les deux il est question de style mais ce n’est pas le même. Johnny, 85 kgs pour 1,89 mètres, 44 de pointure et 9 pour les gants, une silhouette serpentine et longue favorable à la glisse, n’a d’autre ambition que d’exposer sa méthode. Son entraineur, le légendaire William Bachrach qui l’a pris en main à 15 ans en 1920 à l’Illinois Athletic Club, n’y est pas étranger. Son nom est le mot le plus récurrent du livre avec « hydroplane ».

Que conseille Johnny ? En vrac : ne pas regarder ses rivaux, bien fléchir le coude à l’attaque afin de conserver sa souplesse initiale au bras lequel assure l’essentiel de la propulsion, s’autoriser un certain lâcher-prise, battre des jambes en partant des hanches et non des genoux, ne pas oublier que la natation donne faim, évitez les bassins munis de brise-vagues, se souvenir que l’eau est fuyante, garder à l’esprit que les acides étant les grands responsables de la fatigue il faut leur préférer les aliments alcalins, s’obséder de sa souplesse même lorsqu’on est au maximum de sa puissance etc

Après, faites comme vous voulez mais vous ne trouverez pas un entraineur pour vous conseiller de nager le crawl à la Johnny : tellement haut sur l’eau qu’il n’y plonge pas la tête. J’allais oublier ce qu’il dit aussi de la respiration : expirez sous l’eau par le nez, inspirez par la bouche hors de l’eau. Certes… Mais pour ça, je recommande plutôt un petit livre de Marielle Macé en pur espoir du souffle, essai sur nos asphyxies ordinaires et nos grands besoins d’air à paraitre à la rentrée, (120 pages, 8,50 euros, Verdier). Il s’intitule Respire et il fait du bien en ces temps pollués.

Cela dit, le meilleur passage de L’Art de nager le crawl est encore celui où Johnny avoue son impuissance à expliquer pourquoi la souplesse est le secret de l’art de se reposer en nageant. Il le dit d’une phrase qui pourrait résumer tout le livre, être l’alpha et l’oméga de son art poétique et, partant, de toute création littéraire :

« Il y a un véritable truc pour cela mais c’est difficile de le décrire sur le papier ».

(« Johnny Weissmuller du temps à la piscine Molitor où il fut brièvement maitre-nageur-sauveteur » photo D.R. ; « Leonor Fini dans les eaux vénitiennes » photo Henri Cartier-Bresson.)

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