de Pierre Assouline

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La République des livres
Enterrer les morts, réparer les vivants

Enterrer les morts, réparer les vivants

Soit la maladie. Qu’est-ce qu’un écrivain peut bien en faire ? Première solution : rien. Qu’il l’ait vécue ou observée, nul n’est obligé d’en faire de la littérature. Ou disons un objet d’écriture. Passer outre n’est pas l’ignorer mais la mettre en distance dans sa dimension littéraire. Deux écrivains ont éprouvé la nécessité de s’en emparer. Non dans un souci d’auto-thérapie, comme s’il suffisait de publier pour se débarrasser.

Dans L’ablation (128 pages, 14,90 euros, Gallimard), Tahar Ben Jelloun se fait écrivain public, dans la pure tradition africaine, pour se mettre à la place d’un ami opéré d’un cancer de la prostate qui lui demande de témoigner pour lui. Elle est aux hommes ce que le cancer du sein est aux femmes. Y penser toujours en parler jamais. Il l’a écouté, suivi, accompagné ; il a mis ses pas dans les siens, essuyé ses larmes, recueilli ses rires, enregistré ses espoirs et rapporté ses désarrois. Il a fait sien son témoignage. Comme s’il lui fallait impérativement rapporter cette aventure intérieure, ce voyage dont on revient, pas toujours mais souvent, et dans quel état. L’un et l’autre avaient conscience d’affronter un tabou. Pas pour tous, question de milieu social, d’origine, d’éducation. Car s’il ne s’agissait que d’une affaire de tuyaux et de robinetterie, on en parlerait. Mais comme c’est de sexualité qu’il s’agit en fin de compte, et du spectre de l’impuissance, du moins pour ceux qui s’en sortent, on hésite, on contourne.

Récemment, Franz-Olivier Giesbert s’y était essayé, à sa manière, bien différente avec Un très grand amour (2010). Philip Roth aussi, quoique plus gravement, avec Exit le fantôme (2011). D’aucuns en avaient été choqués. Les mêmes le seront en lisant L’ablation. Ce dont l’auteur ne devrait pas s’étonner car il y a tout de même une volonté de provoquer dans son entreprise, mais provoquer pour bousculer, troubler, inquiéter. Malgré son humour, et certains passages au comique de situation involontaire, c’est un livre grave. Une méditation sur la mort. Celui qui tient la plume pour l’autre tient que la mort brutale rend le deuil impossible, ce qui est discutable ; de toute façon, l’expression même de « travail de deuil » le hérisse. Le scripteur et le mémorialiste de ce récit s’entremêlent vite pour ne faire qu’un. Ce qui n’est pas plus mal. Dès les premières pages, son problème se manifeste et ne le lâchera plus : il ne bande plus. Fini. Ce qui est un peu dur pour un séducteur de 56 ans qui n’a cessé d’aller de femme en femme. Il peut croire que c’est passager. Mais son urologue le convainc de tenter l’opération. La prostatectomie totale au risque de ne plus oxygéner son corps caverneux. La décision lui revient car CIMG2578il a le choix de préférer la curiethérapie ; dans ce cas, le fonction érectile sera préservée mais le cancer pourra récidiver. Les mots se bousculent dans sa tête. On lui parle de « tumeur », il entend « tu meurs» ; il se croit unique quand il n’est qu’eunuque. Les types qui puent la bonne santé l’horripilent. Exténué par le dilemme, il baisse les bras et se résout car l’ablation le dépasse.

C’est fait. Commence alors la résurrection vécue comme une agonie, avec son cortège de hontes et d’humiliations publiques : l’incontinence, les couches-culottes, ce qui coule malgré tout à table et qui pue, l’inconfort de la cystite, la hantise de la rectite… Rien n’est physique comme ce sentiment de la honte. Une guerre intérieure que nul ne soupçonne jusqu’à ce qu’elle s’impose à la vue de tous. Car ce n’est jamais éradiqué à coup sûr. Il faut poursuivre : scanner, IRM etc avec un raffinement dans la torture :  Abba hurlant Mamma mia dans le casque. L’horreur. A la fin, il se résigne :

« C’est la grande leçon que je tire de cette épreuve : il faut accepter ce qui arrive. La vie sans libido est aussi une vie… Une nouvelle vie est possible. Le manque est là comme la douleur du bras fantôme… »

Ne lui reste plus qu’à se faire des idées jusqu’au bout de ses nuits et de ses jours. A ressusciter ses femmes. A revivre son passé en le sublimant. Ce récit drôle et poignant, parfois très cru jusque dans ses évocations érotiques mais plutôt du côté de Luis Bunuel, tire sa force de ce qui s’y joue de la première et la dernière page, quoique jamais de manière appuyée : la peur de la solitude. Car c’est seul que ce malade affronte le mal, lui qui n’avait jamais cessé de s’entourer de femmes et d’enfants pour n’avoir jamais à défier l’esseulement. Ce thème est récurrent dans l’oeuvre de Tahar Ben jelloun, depuis La plus haute des solitudes (1977) sur la misère sexuelle des travailleurs immigrés en France, et La réclusion solitaire (1978) jusqu’à L’ablation où le narrateur se retrouve seul à décider, en passant par Cette aveuglante absence de lumière (2001) sur l’enfermement au bagne de Tazmamart. L’insupportable solitude de celui qui s’éveille le matin sans personne à qui parler. Il lui faut tourner la page. Le seul moyen de vivre encore, mais autrement, à la recherche non d’une maitresse, d’une amante ou d’une amoureuse, mais d’une compagne. Avant de vivre à nouveau, ensevelir sa part morte en lui pour mieux réparer le reste.

« Enterrer les morts, réparer les vivants » : on trouve cela dans le Platonov de Tchékhov. Maylis de Kérangal s’en est servi pour intituler Réparer les vivants (280 pages, 18,90 euros, Verticales), un roman de toute beauté, d’une écriture, d’une langue éblouissantes. Dès la première page, on sait qu’un écrivain est là et qu’une voix s’impose. Car l’auteure donne l’illusion, sinon l’espoir, qu’une autre forme est possible dans cet enchevêtrement de passé et de présent, de familier et de tenu, dans une même phrase, le tout emballé par une fascinante précision lexicale, un souci musical de la scansion, une exigence dans la ponctuation et un sens de l’espace qui n’est qu’à elle. Autant Naissance d’un pont, son précédent roman fort acclamé de partout, nous avait laissé sceptique quant à sa finalité, autant celui-ci nous emporte dès le début sans nous lâcher. C’est fin et intelligent sans jamais se pousser du col, en nous évitant tout pathos, sans chercher même à provoquer la compassion bien que cela se passe à la Pitié. L’histoire démarre au mieux du côté des plages de surfeurs, chez les fondus de glisse, avec leur idiome international de spot en line up, et même leur logique (ah, la lecture de la vague…) si particuliers. Puis c’est l’accident : le van qui s’encastre dans un poteau. Le jeune conducteur Simon Limbres (on est déjà dans les limbes) souffre de lésions irréversibles au cerveau. Coma dépassé. Il se retrouve vite en état de mort cérébrale.

Pendant vingt-quatre heures, le lecteur assiste à un ballet de silhouettes autour de lui pour permettre une transplantation cardiaque. L’intensité de l’opération contamine toutes les pages. Infirmiers coordinateurs de greffe, amis, envoyés de l’Agence de la Biomédecine, ambulanciers, parents et le chirurgien qui dit faire un boulot de plombier. Tous d’un héroïsme des plus discrets chacun dans son registre. Si l’on osait, on dirait que ce roman est palpitant. Il y a ceux qui déjà s’affairent à « renseigner le corps » à grands renforts de codes et d’acronymes, puis à promettre de le restaurer, avant que les parents aient à prendre « la » décision. Laisser leur fils se faire dépecer. Autoriser un expert à vider son corps. Imaginer que son cœur battra dans la poitrine d’une inconnue souffrant d’insuffisance respiratoire, d’une inflammation du myocarde, et bientôt de l’intrusion d’un corps étranger en elle. Tout cela sous l’œil d’un chardonneret acquis à Alger – cet oiseau, aussi réputé pour son plumage que pour la beauté de son chant, est décidemment la vedette de la rentrée puisqu’il règne également sur le roman de Dona Tartt. Dans un cas comme dans l’autre, une affaire de coeur.

« Une aventure métaphysique » : c’est écrit au dos et pour une fois qu’un quatrième de couverture ne raconte pas des salades, on salue.  Car l’humanité qui s’en dégage nous entraîne bien au-delà de la sensibilité de l’auteur.

(« Biarritz », photos Passou)

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