de Pierre Assouline

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La République des livres
Jacques Drillon loin du funèbre glas des vertus importunes

Jacques Drillon loin du funèbre glas des vertus importunes

Inutile de présenter Jacques Drillon aux lecteurs de la République des livres puisqu’ici même ces dernières années, il fut donné l’asile poétique à ses lumineux et ironiques Petits papiers. Le simple fait d’avoir à préciser « (1954-2021) » comme il convient après son nom serre le cœur. Mais il n’était pas parti sans laisser d’adresse. On peut ainsi le retrouver ces jours-ci dans Coda sous-titré « essai autobiographique » (347 pages, 23 euros, Gallimard), un livre enjoué, injuste, cruel, drôle, chaotique constitué de fragments qui semblent réglés par un moteur à explosions et qui fait suite à Cadence (Gallimard, 2018).

C’est peu dire qu’on l’y retrouve tel qu’en lui-même, et plus encore que dans les journaux car, seul maître à bord, il s’y sent encore plus libre. Si vrai dans ses bannissements et exclusives, si généreux dans ses goûts et découvertes. Mais quelle cruauté dans l’estocade ! Il fait penser à Mark Twain qui, lorsqu’il refusait de se rendre à certains enterrements auxquels on le conviait, écrivait pour dire qu’il était d’accord. Il est vrai que l’unanimité l’écoeure. Quand la foule qui manifestait pour soutenir CharlieHebdo s’est mise à applaudir les policiers, il s’est enfui. Son aversion absolue et ontologique pour la police quel que soit le régime se voulait fidèle à une certaine idée de l’anarchisme mais elle allait au-delà. Je me souviens d’un déjeuner au cours duquel la conversation glissa justement sur la police ; et là in fine, abdiquant toute rationalité relative à l’ordre public ou à la protection des personnes et des biens, il appelait de ses vœux son abolition pure et simple.

Son sourire abrite l’esprit d’un imprécateur espiègle. D’ailleurs il a fait ses débuts dans la critique avec du brutal et une méchanceté revendiquée dans le règlement de compte parfois haineux (ceux qui l’ont viré de France-Musique s’en souviennent encore). Avec le temps il s’est adouci même s’il reste quelque chose de cette violence dans le parti pris, son livre en témoigne. Cioran n’assurait-il pas que l’on écrit pour y avouer des choses que l’on n’oserait confier à personne ?

« Si je pouvais choisir, je me ferais bien enterrer dans de la langue française : j’y trouverais de quoi rafraichir mon enfer pendant assez longtemps »

 

Coda vaut notamment pour ses puissants portraits. Jean Daniel ? il n’était pas de meilleur directeur de journal (stimulant, créatif, disponible etc) quoique l’homme fut « vaniteux jusqu’au ridicule » sinon jusqu’au délire. Emmanuel Berl ? Il le place très haut en faisant grand cas de Sylvia ou Rachel et autres grâces et bien peu de ses talents gâchés et de son côté munichois discrètement rémunéré par le Quai d’Orsay pour ne rien dire des premiers discours de Vichy qu’il avait écrits pour Pétain. Les hommes de musique (on dit bien « homme de Lettres », non ?) Maurice Fleuret et Henri-Louis de La Grange en prennent pour leur grade. La plume trempée dans le vitriol, il exécute (sans le nommer) le critique musical suisse Antoine Livio et son humour vache est irrésistible de drôlerie. Marguerite Long, repeinte en horrible vieille sorcière autocratique et futile, est habillée pour tous les hivers de sa postérité. On retiendra de vibrants portraits de Beckett, Godard et Boulez, plus critiques dans l’admiration de Satie, dont la vie ne ressemblait pas à la biographie, ou de John Cage à qui il reproche d’avoir « sodomisé » le piano en lui bourrant le cul de ferraille (clous, vis etc)

Les pianistes qui le laissent indifférents (Brendel, Rubinstein, Michelangeli, Perrahia, Fischer, Pollini, Schnabel etc) ne sont pas massacrés pour autant. Mais l’indifférence affichée n’est-elle pas pire que tout ? Dinu Lipatti demeure son mètre étalon. Les autres étaient certainement plus virtuoses que lui, et certains nettement plus histrionesques mais lui était le seul à ses yeux véritablement accompli, notamment ici  ou encore là). Jacques Drillon le dit avec ses mots à lui, les mots d’un écrivain pétri de musique plutôt que d’un critique musical :

« C’est la ductilité de la phrase, sa parfaite ponctuation, sa manière d’avancer sans trébucher, son autorité tranquille, jamais étouffante, jamais réductrice, qui est unique. La rondeur du son, sa plénitude, la parfaite distribution de l’ombre et de la lumière. Pas un truc, pas une tricherie, pas un faux semblant. De la musique, rien que de la musique »

Il est souvent question de haine de la bêtise, mais, je l’avoue, cette attitude assez répandue,  m’est toujours parue suspecte dans ce qu’elle a de subjectif, d’arbitraire et de méprisant, et plus encore lorsque Drillon met ses pas dans la foulée de Philippe Muray. La rencontre a été déterminante pour lui. Il s’avoue inconditionnel de l’homme et de l’œuvre jusqu’à faire sien ses excès. Tant et si bien que l’on pourrait appliquer à Drillon ce que lui-même écrit de Muray :

 « Quant à l’intelligence, elle sait rendre séduisant ce qui chez d’autres ne serait qu’irritant. Nous sommes prêts à tout admettre dans ce qu’écrit Muray, jusques et y compris ce qui violente nos plus intimes convictions, ce qui raille nos goûts, ce qui bafoue notre morale. Il pourrait violer notre alma mater, nous ne lui en tiendrons pas rigueur ; il en a le droit ; et d’ailleurs, au contraire du médiocre, qui salit ce qu’il attaque avant de porter son coup, il laisse ses victimes intactes : nous les retrouverons après son passage. Il ne laisse rien d’amer en vous. On n’est pas d’accord, et basta »

N’empêche : que de couleuvres son admiration pour cet écrivain lui a fait avaler à commencer par sa détestation de la musique, qu’il ne connaissait pas et à laquelle il était fermé, ce qui ne l’empêchait pas de la conchier. Homme de marottes et de tocades, il se reconnait une passion compulsive inscrite dans la longue durée de toute une vie de lecteur, pour l’établissement de listes, nomenclatures, dénombrements sans oublier les inventaires les plus absurdes et parfois même imaginaires, pour le pur plaisir, inutile, désintéressé et ô combien chronophage, de les dresser. Sa critique du critique est bien vue lorsqu’il le campe en jongleur de figures de style (hyperbole, oxymore, forgerie etc), habile au rapprochement de qualificatifs issus de registres différents (sur le modèle de Proust décrivant le bruit produit par le grelot de Combray                 « ferrugineux, intarissable et glacé »).

Jacques Drillon est de ceux qui écrivent pour être enfin seuls, parce qu’il n’est pas d’activité plus reliée à la solitude que l’écriture- à supposer que l’on ne soit pas découragé de s’y coller à son tour après Proust et Céline. Parfois, le récit de certaines anecdotes fait penser à des pages de Jean Tardieu. Surtout lorsqu’elles recèlent un exercice d’admiration ; ainsi son attachement sentimental et indéfectible à la collection de la Pléiade « ce qui est arrivé de mieux à l’humanité avec le quintette des adieux de Cosi fan tutte ».

Fumeur croyant et pratiquant, il était persuadé d’en mourir un jour sans en être troublé pour autant. « Fumer tue » prétend le paquet, et alors ? Finalement, il est mort d’une tumeur au cerveau. J’ignore quand il a achevé son livre mais celui-ci n’a rien de funèbre, de crépusculaire ou de testamentaire. Elégant jusqu’au bout, Drillon. Coda est un livre à offrir à ceux qui aiment la littérature, la langue française, la musique et ceux qui les servent. On l’entend murmurer derrière nous: ça ne fait plus beaucoup de monde, ça… Ce qui ne m’a pas empêché de le recommander pour la liste des lectures pour l’été de l’Académie Goncourt. Qu’il soit lu à la plage, c’et tout le mal qu’on lui souhaite. Le livre s’ouvre sur une épigraphe peu commune, le moins que l’on put attendre de cet homme si attachant et si peu commun : « Loin du funèbre glas des vertus importunes ». Et c’est signé « Marcel Proust, bachelier ès Lettres, 1889 ». Ne jamais négliger le choix de l’épigraphe chez un grand lecteur. Elle ne doit rien au hasard ou à l’épate car c’est un aveu à peine crypté. Tout en découle.

( « D’après-la-Ronde-de-nuit-», 1990, Collection-particulière ; « Autoportrait », vers 1958. Collection particulière, Roubaix ; « Petit nu profond, 1997 » Kolumba, Cologne. L’oeuvre d’Eugène Leroy est actuellement exposée au Musée d’art moderne de la ville de Paris jusqu’au 28 août)

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