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La République des livres

Jacques Dupin, corps clairvoyant

Par Bernard Pokojski

Nous savions tous que Jacques Dupin était né ce 4 mars 1927 à Privas, en Ardèche et depuis peu qu’à Paris il referma ses yeux, le 27 octobre de l’an 2012… mais puisque mourir est moins que pisser… Jacques Dupin vivra alors ses premières années dans sa ville de naissance à l’asile psychiatrique que dirigeait son père, médecin. Mais cela ne l’empêchera nullement de noter « dès le premier jour de ma vie derrière les barreaux des fenêtres de la folie, une note de lumière ». Dans la bibliothèque paternelle il découvrira Proust, Balzac, Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé. Ajoutons à cela que durant la guerre, il se fera secouriste et qu’à bicyclette il sillonna les routes pour sortir des blessés et des morts des décombres. En écho sans doute, il écrira plus tard qu’ « aujourd’hui, le pan sérieux de la littérature travaille dans le fragment. Après les camps d’extermination, on ne peut plus commettre de petits poèmes gentils », rejoignant par là le philosophe allemand Adorno.

AVT_Jacques-Dupin_201En 1944, il partira à Paris pour ses études et commencera à fréquenter assidûment les musées et les milieux de l’art. En 1947, il fera la rencontre de René Char à qui il soumettra ses poèmes. Celui-ci l’encouragera et en 1950 rédigera un avant-propos à son premier recueil Cendrier du voyage publié chez Guy Levis-Mano.

« Ma vie était tracée dès ma rencontre avec Char. Ma dette envers lui est à la mesure de son amitié chaleureuse et de sa générosité extrême. J’ai presque tout appris de lui, dans l’écriture et la conduite de la vie ».

L’année précédente, il fut secrétaire de la revue Empédocle dirigée par Camus, Albert Béguin et René Char,  ceci lui ayant permis d’avoir déjà rencontré des poètes comme Ponge, Frénaud, Schéhadé ainsi que Braque et Bataille. 1950 le verra ensuite à la revue et aux éditions Cahiers d’art où il s’initie au métier d’éditeur d’art découvrant alors, l’art contemporain chez Brancusi, Léger, Brauner, Lam, Hélion, Nicolas de Staël. Il se rendra même chez Picasso rue des Grands-Augustins pour la mise au point d’un catalogue… Son talent de galeriste sera reconnu et le mettra à l’abri d’un destin de poète maudit. « En cinquante ans, la poésie ne m’a pas rapporté de quoi prendre un petit déjeuner pendant trois mois » avouera-t-il plus tard allant jusqu’à dire : « Mon œuvre a l’écho qu’elle trouve. Il ne me viendrait pas à l’idée de hurler : lisez-moi ». Sauf malentendu, Hugo reconnu par la politique, les surréalistes au cœur de scandales ou Paul Valéry dans les habits de causeur mondain, nous savons que les poètes sont tenus à l’écart, en quête parfois de ce simple petit-déjeuner qui ne vient pas toujours. Dupin rencontrera Joan Miro et leur amitié indéfectible fera de lui un des meilleurs spécialistes de l’œuvre du peintre espagnol auquel il consacrera en 1961 une grande monographie. Il publiera aussi un livre sur Giacometti et en 1963 le premier écrit sur l’œuvre de Tapiès. C’est à la galerie Maeght où il était entré comme libraire en 1955 pour devenir ensuite responsable des éditions qu’il passera le plus clair de son temps jusqu’en 1981. Cette proximité avec les sculpteurs et les peintres lui fera dire : « Quand je suis, moi, livré abruptement au vide de la feuille ou de l’écran, je suis jaloux des matières et des couleurs ». Dupin partagera avec Georges Bataille « la haine de la poésie » qui devait aller vers une « destruction salubre d’une encombre de scories et de rosiers attendrissants qui font obstacle à la vue et entravent le pas en chemin vers l’inconnu ».

Sa poésie sera pareille au paysage ardéchois : des poèmes secs et une écriture « très physique au sein d’un territoire aride » pour reprendre Jean-Michel Maulpoix qui dira aussi que « le mouvement fondamental du poème est d’aller péniblement vers le plus haut qui est aussi le plus vide, de se diriger vers le peu, le rare, voire l’irrespirable »
. 

« Nous n’appartenons qu’au sentier de montagne
    Qui serpente au soleil entre la sauge et le lichen
    Et s’élance à la nuit, chemin de crête,
    A la rencontre des constellations »


Les premiers vers du poème Grand vent qui ouvre le recueil Gravir se termineront par
  :

  « La chair endurera ce que l’œil a souffert,
    Ce que les loups n’ont pas rêvé
    Avant de descendre à la mer. »

Cependant Dupin a besoin de pierres nues, d’herbes, de vent, de terre, de boue sèche, et il marche, non seulement avec ses jambes, mais avec tout son corps dans des lieux où il faut écrire, pour des lecteurs solitaires
 :

  « Je ne parle qu’au singulier
       qu’au sanglier
       à la première personne
       au dernier venu
       au lecteur
       inconnu derrière le masque
       au solitaire de la harde
      à son grognement dans ma vitre chaque nuit. »rubon90

La poésie de Dupin s’inscrira définitivement contre « les ultimes fleurs harassées du surréalisme » et écartera pour toujours « la rose et le réséda » pour entendre l’appel de Rimbaud, de Mallarmé relus par Char qui rentrait du maquis, d’Artaud de retour lui aussi, mais de Rodez ou encore de Michaux émergeant de son « lointain intérieur ». Avec Ponge, qu’il faut citer, ils étaient de ceux dont la réflexion sur le langage voulait construire d’autres exigences poétiques. Leurs mots parleront à la fois de leur présence au monde et de leur acte d’écrire, pression souterraine et puissante qui gronde au-dedans. Chez Dupin, on aura l’impression vive que le sujet s’absente de ce qui s’écrit et qu’il se sépare de lui-même dans sa propre écriture. Michel Deguy déclarera qu’ « écrire c’est disparaître en quelque manière » et Dupin dira que « la vérité de l’œuvre rend nécessaire l’effacement du poète. » Il écrira de même dans une préface à Reverdy :

« Personne ici ne parle, ne se découvre. Et moins que quiconque l’homme de passion, de rires, et de fureur que nous avons aimé. Il est absent. Retiré jusqu’à l’invisibilité derrière la poésie la plus dépouillée, la plus nue, la plus silencieuse. » « Ecrire à l’écart » dans ce qui deviendra nocturne « dans le noir, dans la doublure, dans la duplicité, du noir »…  « Tu ne m’échapperas pas dit le livre. Tu m’ouvres et me refermes, et tu te crois dehors, mais tu es incapable de sortir car il n’y a pas de dedans. Tu es d’autant moins libre de t’échapper que le piège est ouvert » (p70 de L’Embrasure)

Dupin creusera infatigablement à chaque recueil le sillon de sa poésie abrupte faite de matières et de couleurs que traverseront des images d’éboulements, d’effondrements et des lieux à pic. Il qualifiera lui-même sa poésie comme étant de l’ordre du « refus ». Ses derniers recueils furent publiés par P.O.L. après un refus chez Gallimard en 1986 ! Et en 1982, il devint codirecteur de la galerie Lelong à Paris.

Depuis plus d’une trentaine d’années Dupin habitait à Paris dans une rue pleine de bijoux, de saucissons et de boutons multiformes et vers cinq ou six heures il écrivait devant des montagnes de notes. Il raturait, supprimait, cherchait le mot juste, ayant sans doute oublié son cri provocateur :
« Ignorez-moi passionnément », mais c’était il y a déjà soixante-cinq ans.

BERNARD POKOJSKI

(« Jacques Dupin, 1999 » photo Olivier Roller ; « Portrait of Jacques Dupin, 1990, huile sur toile de Francis Bacon

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, Poésie.

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commentaires

8 Réponses pour Jacques Dupin, corps clairvoyant

vani dit: à

« Nous savions tous que Jacques Dupin était né ce 4 mars 1927 à Privas, en Ardèche et depuis peu qu’à Paris il referma ses yeux, le 27 octobre de l’an 2012… »

Ben non.
Je me demande comment j’ai réussi à vivre sans cette info.
Dur.

John Brown dit: à

 » puisque mourir est moins que pisser… »

Selon; ça dépend comment ça se passe; quelquefois la pilule passe difficilement.

« et depuis peu qu’à Paris il referma ses yeux, le 27 octobre de l’an 2012… »

Je ne comprends pas ce « depuis peu ». La mort de Jacques Dupin a été annoncée par la presse fin octobre 2012 (aricles dans le Monde, l’Express, le Nouvel Obs, etc.

John Brown dit: à

« Après les camps d’extermination, on ne peut plus commettre de petits poèmes gentils »

Bof. De la blague. Queneau, Prévert et quelques autres ont commis d’excellents petits (?) poèmes gentils bien après les camps. Qu’est-ce que c’est au juste, d’ailleurs, qu’un « petit poème gentil » ? Je suis bien sûr que Jacques Dupin lui-même en aura commis quelques uns. Vive les petits poèmes gentils : on n’est pas sur la terre pour remâcher Auschwitz et Hiroshima ad vitam aeternam. C’est peut-être injuste, mais c’est comme ça.

shum vremeni dit: à

N’écoutez pas ces crétins. Merci pour cet article.

Court., dit: à

Texte qui donne envie de se pencher un peu plus sur ce poète, au delà de l’écrivain d’art.Ce n’est pas rien.
MC

Philippe Rahmy dit: à

« À quoi bon des poètes en temps de détresse? », demandait Hölderlin. Votre article ne répond pas à cette question, ou, plutôt, il y répond en rappelant combien la violence peut aussi s’exprimer au moyen du lanage, y compris dans les urnes, comme cela fut le cas lors des dernières élections européennes, et combien la poésie, la littérature en général, n’en est pas l’antidote, mais propose un moyen de la différer, de la traduire et de la transformer en son contraire, qui n’est pas de bons sentiments, mais de mystérieuse, de décessaire empathie pour l’être humain. Je cherchais un nom, une figure plutôt, une oeuvre à laquelle revenir ce matin, à laquelle m’accrocher, en laquelle m’enraciner pour tenir bon, pour relancer, malgré tout, cette forme de folle confiance en l’avenir, en l’homme, sans laquelle rien ne vaut la peine d’être vécu ni entrepris. Je trouve Jacques Dupin grâce à vous, je reviens à cette écriture que j’aime tant, et je me souviens de ce poète si généreux qui a tendu la main à tant d’écrivains, à tant de jeunes artistes. À la poésie, donc, à sa force innocente de tout pouvoir de prédation, mais irréductible face aux individus et aux époques se choisissant des loups pour maîtres. Avec émotion et fidélité. PhR

BARDAMU dit: à

à John Brown : En cela, Jacques Dupin signifie que la poésie est changée, métamorphosée par les camps. Au lieu de citer Queneau, je vous recommande d’avantage de lire «Sables mouvants et autres poèmes» de Reverdy, probablement l’ultime recueil de poésie sur le sujet.
L’existence des camps ne dramatise pas à jamais la littérature poétique mais la modifie.
Par ailleurs, le parallèle entre Auschwitz et Hiroshima me semble douteux. Je suis douteux. Comme le savant d’après Aristote : «L’ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit».
Quittons-nous sur son apaisante sagesse.

GE dit: à

Comme dit M. Rahmy :

« À la poésie, donc, à sa force innocente de tout pouvoir de prédation, mais irréductible face aux individus et aux époques se choisissant des loups pour maîtres. »

Clairvoyant, oui, il me semble qu’on ne peut effectivement plus « commettre de petits poèmes gentils »

Découvert Dupin il y a peu. Un grand merci pour cet article.

MGè

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