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La République des livres

Du texte impossible au mot insaisissable

Par Daniel Lefort

Au moment où la poésie se raréfie dans l’air quotidien, elle se purifie dans le cercle des poètes authentiques comme Alain Roussel qui ont conservé le sens aigu des pouvoirs du langage en marchant sur le fil de l’expression poétique, à la fois chemin de crête, fil d’Ariane et cordon de dynamite : trois images qui s’appliquent avec assez de justesse à son dernier livre, Le texte impossible (13,50 euros, Arfuyen).

L’oxymore du titre est un ressort de l’imagination : le texte est possible puisqu’il est là, sous nos yeux, découpé en trois parties. D’abord un poème liminaire – « Lettre-poème pour un amour perdu » -, puis un essai poétique qui donne son titre au recueil et enfin quatre poèmes, regroupés sous le titre « Le vent effacera mes traces », à caractère autobiographique.

« Lettre-poème pour un amour perdu » évoque en des vers d’une fluidité magnifique « un dernier feu d’amour dans ma mémoire / avant qu’il ne s’éteigne ». J’y perçois des résonances qui me rappellent « Tournesol » d’André Breton et « Le manteau rouge « de Georges Limbour, poèmes narratifs où la coulée verbale apparie la puissance à la douceur. Poèmes d’errance dans la ville – Arles chez Roussel – où une femme apparaît dans la fulgurance de l’amour fou et moule le creuset où va se dérouler « Le texte impossible ». Breton déambulait parmi les fleurs, Limbour poursuivait le feu follet d’un vêtement dans la nuit, Roussel, lui, s’en remet à la mer pour se laisser porter par « ce chant qui (le) traverse », « indice peut-être d’une nouvelle naissance ».

À la suite de ce poème-préambule, « Le texte impossible » est une longue recherche, ou une méditation, sur l’acte d’écrire, faite d’impulsions et de retraits, de trouvailles et d’évitements : flux et reflux, ou plutôt vague déferlante et ressac d’un flot de paroles qui épouse le rythme de la mer comme on peut la voir en Bretagne où les bourrasques océanes viennent avec fracas interroger le rivage :

La vague déferle sans répit. Je finis par m’identifier à elle…j’emporte dans le ressac des fragments de pierre vers la haute mer, de parcelles de langue. Je déchiquète ainsi la parole à belles dents blanches d’océan furieux. Des mots résistent à mes assauts. Ils vacillent certes, mais s’accrochent à leur socle, alors je reflue, je fuis par en-dessous dans un mouvement cyclique qui a quelque chose d’éternel, tantôt brisant les mots, tantôt brisé par eux.

Diastole et systole : chaque phrase est un battement de cœur dont la violence n’a pour égale que celle d’un érotisme flamboyant insufflant dans les corps les ardeurs de l’amour. La poésie sourd du réel le plus ordinaire : boire une bière au café, remarquer un sac à main ouvert sur une chaise, suivre du regard la femme qui s’est levée. Il suffit de laisser sa pensée s’abandonner au vent de l’éventuel, pour reprendre l’expression de Breton. Mais c’est également dans l’écriture qu’elle se loge et se love, une écriture que Roussel manie à la fois avec un sentiment de certitude et une sorte de désespoir : certitude lorsque le mot, la phrase jaillissent à l’improviste ; désespoir quand le « geyser » s’interrompt.

Il y a la femme et il y a la ville, Arles, l’une et l’autre évoquées avec une parfaite justesse par le poète, dans la densité de leur mystère et l’intensité du désir qu’elles provoquent. Étrange ville ronde, au charme prenant dès que je l’aperçois depuis le pont autoroutier, rose ou jaune orangé selon l’heure, toute coquette avec ses toits rouges serrés autour de ses clochers. Au centre, on dirait que le vent s’est saisi de l’obélisque au milieu de la grand-place pour la faire tourner comme un toton sur le socle rocheux de ses anciens remparts. La pierre brute du soubassement, pressée en strates obliques, s’écrase sous le ruissellement des rues telle une vague pétrifiée, ou plutôt comme un paquet de mer transformé en un énorme bloc de pierre.

Ces images de mouvement immobile (encore un oxymore) qui se lèvent à la lecture du « texte impossible » disent l’ambivalence constante de la prose inspirée de Roussel. Le gouffre, le naufrage, le vide se creusent à mesure que le texte avance sans réussir à le nier : « on a écrit », « c’est le vide qui fait tourner le moulin à paroles ». Toute la fascination qu’exerce cette divagation (au sens mallarméen) tient à la tension permanente qu’entretient le poète entre le surgissement subit de la pensée et le temps nécessaire de la réflexion qui est aussi questionnement : « je n’écris qu’à la condition d’interroger mon écriture, de l’expliquer à l’instant même où elle s’envole » – processus à la limite de l’impossible, « cet impossible à dire et qui pourtant existe ».

Les quatre poèmes qui constituent la dernière partie du livre métaphorisent les étapes de l’itinéraire de toute une vie. Ils se nourrissent de mémoire et revêtent la teinte légèrement voilée du temps perdu. Le dernier, « Fin d’après-midi, l’été », clôt l’ensemble sur une belle note tonique :

                                     …je ne craignais rien

                                     ma vie avait déjà fait naufrage

                                     j’avais appris à me rendre invisible

                                     et je cherchais le feu dans la nuit du cristal.

Daniel Lefort

(« Daniel Lefort » photo D.R.; « Arc-en-ciel sur Champéry » photo Passou)

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, Poésie.

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commentaires

3 Réponses pour Du texte impossible au mot insaisissable

Alain Roussel dit: à

Grand merci à Daniel Lefort pour cette superbe et si juste note de lecture de mon livre, et merci à la République des livres de l’avoir publiée. Alain Roussel.

ALOCCO Marcel dit: à

IL y a déjà quelques temps j’ai écrit assez brièvement à propos de « Le texte impossible ». Depuis plusieurs autres l’ont fait, en appréciant le résultat du » texte possible ». Relisant mon « Au présent dans le texte » écrit lentement au sortir du service militaire et publié trois ans après l’avoir achevé, (1969) pour une nouvelle publication (en 2020) j’ai pensé qu’écrit plus de cinquante ans après bien des pages seraient écrites autrement: Expérience du vécu et apprentissage jamais fini de l’écriture. Mais revenir sur des motivations et des ressentis n’est pas vraiment facile. Je n’en avais d’autant moins le courage que je n’étais pas certain de faire mieux. Faudrait pourtant avoir le courage de se battre avec son passé. Je l’ai fait dans des écrits plus récents, mais ce n’est pas matière du même enjeu.

ROESZ Germain dit: à

je m’associe à Alain Roussel en trouvant cette recension d’une grande justesse et d’une profondeur de lecture. Merci à Daniel Lefort et bien sûr à Alain pour son livre impossible si incarné dans notre corps et notre esprit

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