de Pierre Assouline

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La République des livres
Jean Rouaud, confession d’un enfant des stèles

Jean Rouaud, confession d’un enfant des stèles

Mais non, il ne s’agit pas d’un texte de circonstance publié à point pour la commémoration de 1914. Rien à voir. Après Comment gagner sa vie honnêtement et Une façon de chanter, il s’agit du troisième volet du cycle « La vie poétique », autobiographie littéraire de Jean Rouaud avec Un peu la guerre (253 pages, 18 euros, Grasset). Pas son genre pourtant. D’ailleurs, il l’avoue d’entrée : à force de s’éviter, il n’a guère le goût de parler de lui. N’aime pas encombrer. Ce que Jacques Perret appelait « le racontage de mézigue ». Seulement voilà : pour raconter son « chemin d’écriture », puisque c’est bien cela qui trône au coeur du projet, il fallait en passer par là. Mon corps à corps avec la syntaxe, mes batailles avec le style, mes escarmouches avec le lexique. Etant entendu qu’un tel chemin est nécessairement ponctué de zones d’ombre, nul autre que lui ne pouvait en dresser un relevé quasi topographique en tenue d’arpenteur.

 « Quand tout a été inventorié de l’espace, le temps devient le nouveau blanc à cartographier »

Né en 1952 mais hanté par les deux guerres. Leur trait d’union ? Les mots qui vont pour l’une comme pour l’autre. « L’herbe était rouge de sang ». On peut retrouver cela de Flavius Josèphe au Vassili Grossman de Vie et destin, son livre de chevet désormais. Des œuvres balisent la route, nécessairement, de La relation de voyage de Cabeza de Vaca à Asphalt jungle de John Huston. Ses détestations aussi. Tout ce qui touche au fantastique par exemple. De quoi lui faire rejeter La Métamorphose de Kafka à l’égal de n’importe quel Poltergeist ! A moi, ô mânes de Gregor Samsa…

Deux hautes figures dominent son retable intime. Celles de Breton et de Chateaubriand. Seulement Rouaud, on se demande parfois si c’est lui qui suit ses Nadja dans les rues de Paris, ou si c’est elles qui le suivent tant il semble aller d’un pas décalé. De Breton, il veut oublier l’inquisiteur pour ne retenir que le message d’amour, de liberté et de poésie. Pas sûr qu’il arrive à convaincre.

Sa mémoire exagère peut-être un peu la « censure » des années 70, cette chape de plomb officieuse qui permettait au Parti de tyranniser jusqu’aux esprits les moins communistes. Viktor Kravtchenko, Arthur Koestler et Arthur London était certes voués aux gémonies, mais on pouvait quand même les lire. A condition de le vouloir. Et s’il est vrai que le best-seller très « guerre froide » du premier J’ai choisi la liberté (1947) ne s’est plus trouvé par la suite que chez les bouquinistes, il fut réédité dès 1980 à grand bruit aux éditions Olivier Orban. De même sa mémoire vagabonde, parfois assez impressionniste, lui fait mettre dans la bouche de Robert Brasillach l’injonction à l’Occupant de ne pas oublier de rafler « les enfants » alors qu’il s’agissait des « petits », ce qui est pire encore.rouaud (2)

Il y a de beaux morceaux, plus longs et plus chaleureux. Rouaud s’y affirme d’une grande finesse dans l’analyse critique des livres. Ainsi décortique-t-il pour notre édification La semaine sainte d’Aragon avant de résumer d’un trait ce qu’il tient pour un roman-fantôme : « Des hommes à cheval sous la pluie » plutôt qu’à la manière d’un roman historique racontant la fuite vers le Nord de Louis XVIII après le retour de Napoléon débarqué à Golfe Juan, le narrateur mettant ses pas dans ceux de Géricault. L’admiration pour un tel livre n’allait pas de soi après 68. On entendait alors de drôles de choses dans les amphithéâtres. Que la langue, glaive de la classe dominante, était fasciste. Que le roman était digne d’être empaillé aux fons de présentation au Musée des Arts et traditions populaires. Comment en était-on arrivé là ? La question n’a cessé de la tarauder depuis. Au fond, avec le recul, ça l’arrangeait bien que fut dressé ainsi cet acte de décès au moment où il entreprenait ses études. Ca lui évitait d’affronter ses démons. Mais ce fut plus fort et, sitôt passé le pont, ses fantômes vinrent à sa rencontre dans l’exceptionnel Les Champs d’honneur (Prix Goncourt, 1990) et Des Hommes illustres pour commencer. A la veille du grand saut, au moment de se lancer dans cet immense chantier, il savait ce qu’il voulait :

 « Ressusciter le roman pour ressusciter mes morts. Quia respexit humiliatatem ancillae suae, chante le Magnificat de Bach. Parce qu’il s’est retourné sur la plus humble de ses servantes. Se retourner sur l’humble monde mon enfance pour affronter le visage de Gorgone de la mort. Je n’en avais alors tout simplement pas les moyens, pas la force. »

Le chapitre consacré à la réception du manuscrit des Champs d’honneur par le regretté Jérôme Lindon, jamais nommément cité mais transparent derrière la haute figure du patron des éditions de Minuit, est formidable. On y voit son premier lecteur, grand bourgeois supposé héraut de la modernité littéraire en sa qualité d’agent No1 de la nébuleuse dite du « nouveau roman », reprocher au primoromancier, ci-devant kiosquier rue de Flandre (Paris, XXème) de s’être abrité derrière ses morts. D’avoir effacé le narrateur en lui. Imagine-t-on les Confessions sans Jean-Jacques ? Allons, Rouaud, qui parle dans ce texte d’inspiration évidemment autobiographique ? Pas de jeux de mots, pas d’effets de style, pas de jugements moralisateurs. Il faut une vraie histoire, avec de vrais personnages, mais pas plus de cinq, sinon on s’y perd, compris ?

L’auteur en herbe résiste pied à pied, défend son territoire, son histoire de tranchées et de gaz de combat comme il l’a « vécue » à travers la geste réinventée des siens. Les Rouaud, les Brégeau, les Boucheron, les Sauvage. Ils les a rêvés avant de les réinventer sabotiers, bûcherons et charbonniers. Mais comme il est du genre à tout envoyer promener, il s’arrête juste à temps, quand Lindon emploie le mot de trop : « Le moins qu’on puisse dire, c’est que vous n’êtes pas modeste ». Un silence suivi d’une correction peu fraternelle, implacable : « Pas modeste : humble ». Et l’éditeur de demeurer sans voix.

Cet échange est l’occasion d’un magnifique portrait en creux de l’éditeur et de son premier cercle, Sam Beckett s’effaçant derrière saint Beckett, des œuvres sanctuarisées. De tout autre sauf de cet éditeur Jean Rouaud aurait craint un reproche sur l’absence de narrateur. Or celui-ci était bien là derrière l’auteur, mais en qualité de témoin, pas de cameraman. « Pourquoi avait-il besoin d’un narrateur alors que j’y étais poétiquement à chaque ligne ? » se demande celui qui a si bien faire lever la glaise face à ceux qui méprisaient tout ce qui relevait de la réalité. Seul un autoproclamé « ancien combattant mort pour la France » comme Jean Rouaud pouvait oser considérer la syntaxe à l’égal d’une gueule cassée, une invalide de guerre, une grande blessée.

Finalement, ce qui a réconcilié Rouaud et Lindon par-delà leurs différends esthétiques, c’est encore et toujours la conscience de la guerre, cet infracassable noyau de nuit. Minuit est né dans et de la Résistance. Le jeune Lindon, venu après, a repris le flambeau mais il a fait de l’édition comme on fait la guerre – et pendant les événements d’Algérie, ce n’était pas une vue de l’esprit.

 Un peu la guerre est bien ciselé, et sa note, juste de bout en bout. La musique intérieure de Rouaud, son horloge intime, est une phrase si digressive, détaillée, chaloupée qu’elle en devient serpentine et nous enveloppe l’air de rien. Pour défendre son idée du roman, il lui fallut lui aussi faire la guerre, juste un peu. Jusqu’à passer par les contraintes d’un genre qui ne lui plaisait pas, qui n’était pas le sien. N’empêche, quel bonheur de lire une telle confession d’un enfant des stèles.

Ce qu’il manque à cette éducation littéraire ? L’évocation du rôle central des revues. On a l’impression que le jeune Rouaud ne les a pas lues alors qu’elles ont toujours eu la vocation d’être un laboratoire. Le kiosquier a dû se rattraper bien plus tard. Nul doute qu’aujourd’hui il ferait son miel de la dernière livraison de Théodore Balmoral (No 72/73, hiver 2013/2014, 190 pages, 20 euros), revue de littérature qui paraît par les soins, c’est bien le cas de le dire tant elle est soignée en toutes choses, de Thierry Bouchard. Dédiée à la mémoire de Michel Chaillou récemment disparu, elle est notamment riche d’un hommage bienvenu à Jean Follain, dont l’œuvre est ici chaleureusement relue par Jacques Réda, et d’une contribution lumineuse de Jean Roudaut sur l’esprit des notes. Qu’elles soient autogloses (rappels d’autorité dans les marges) ou hétérogloses (variantes and co), elles font leurs petites importantes.

(« Dans les tranchées de 14-18 » photo D.R. ; « Jean Rouaud cerné par les siens » photo Passou)

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