de Pierre Assouline

en savoir plus

La République des livres
John Steinbeck en ses crayons

John Steinbeck en ses crayons

Franchement, quelle idée d’écrire encore pour se reposer d’avoir écrit ! Il n’y a que des écrivains pour s’adonner à de pareilles fantaisies. Chez Simenon, cela a donné soixante-quinze enquêtes du commissaire Maigret. Chez John Steinbeck (1902-1968), le « Journal » de ses grands romans (ils viennent de paraitre dans la collection de la Pléiade). Il y eut d’abord celui des Raisins de la colère paru en français en 2019 chez Seghers ; il y a désormais celui d’A l’est d’Eden que le même éditeur vient de publier sous le titre Les lettres d’A l’Est d’Eden. Journal d’un roman (320 pages, 21 euros), les deux étant traduits de l’anglais par Pierre Guglielmina. Les Hamilton et les Trask, une famille en contrepoint de l’autre, l’une selon exposée selon une narration chronologique, l’autre en fonction d’un récit kaleïdoscopique. Une méthode de son invention. Il commente l’attitude ses personnages, les retrouve chaque jour et donne de leurs nouvelles à son correspondant comme s’il s’agissait de personnes de chair et de sang. Elia Kazan en fit un grand film en 1955 qui allait consacrer James Dean. Si l’histoire vous rappelle la fuite de Caïn, fils d’Adam, après le meurtre de son frère Abel, ce n’est pas un hasard : Steinbeck disait avoir été guidé par un unique verset biblique :

« Caïn se retira de devant l’Éternel, et séjourna dans le pays de Nôd, à l’est d’Éden.  » (Genèse, 4, 16).

Un vrai journal fait de notes à leurs dates mais qui se distingue de beaucoup d’autres par sa forme épistolaire : des lettres adressées presque chaque jour à Pascal Covici, son ami et éditeur chez Viking Press. Sa manière de se roder, de faire un tour de chauffe avant de se lancer dans le chantier en cours. Ses manuscrits le révèlent : à gauche, la lettre du jour, compte-rendu de ses états d’âme, son optimisme, ses découragements, ses angoisses, ses espoirs et de la vie comme elle va ; à droite, la page du jour de son work in progress.

Ainsi noircissait-il deux pages par jour au crayon. Mais attention : pas n’importe lequel. Le Mongol 2 3/8 F (vous voyez à peu près ?) ou alors le modèle 480# 2 3/8 (la différence ne vous aura pas échappé). Ce dernier est à ses yeux la Rolls du crayon ; il ne se l’offre que pour se récompenser d’une bonne journée d’écriture. Son outil de travail et instrument de production. Des années durant, le lauréat du prix Nobel de littérature en 1952 rechercha comme un graal inaccessible « le crayon parfait ».

Avis aux généticiens de la littérature qui se pencheront sur ses manuscrits : ses crayons le racontent. Ils les aiment longs. Lorsqu’ils se révèlent souples et fins, c’est que « ça » vient tout seul, naturellement, apparemment sans effort, que la journée de travail est bonne ; mais lorsque la mine se brise plusieurs fois de suite, c’est qu’il tient son crayon trop serré entre les doigts jusqu’à « poignarder le papier » car une situation, une scène ou l’attitude de ses personnages l’encolèrent et le rendent hargneux ; il en a même de gros cals à la main. Trois types de crayons sont disposés devant lui comme les soldats d’une armée à la veille de la bataille : un pour les jours d’écriture souple, un pour ceux d’écriture dure et un dernier, ultra-souple celui-là, rarement utilisé « car je dois me sentir aussi délicat qu’une pétale de rose pour l’utiliser ».

Il les achète par quatre douzaines et s’en débarrasse lorsque, à force d’être taillé, le crayon n’existe plus que par la gomme cerclée de métal qui trône en son faîte. Le crayon est l’indispensable fétiche d’un rituel d’écriture si sacralisé qu’y déroger le plongerait dans des abîmes d’angoisse. Il n’est qu’un seul objet auquel il voue une passion supérieure encore : son taille-crayon électrique. Ce qui se conçoit lorsqu’on use d’une soixantaine de crayons par jour. Sa consommation l’effraie. On aura compris que le poste « crayons » occupe une certaine place dans son budget et dans son psychisme (il en vient même à se demande si l’humidité de la vallée de Salinas, sur le littoral californien, ne ramollirait pas les pointes…).

Le taille-crayon lui est si vital qu’une fois, son moteur étant tombé en panne, il abandonna les Hamilton et les Trask à leurs destins durant toute une nuit pour se consacrer exclusivement à la réparation de son engin- la cadence, le rythme et le son du roman dussent-ils en pâtir ; le voyant fumer et cracher des étincelles, il fut pris d’une réelle empathie face à la tragédie annoncée :

 « Il ne devrait pas finir comme ça. Je dépends de lui profondément ».

Cela peut paraitre futile, anodin ou trivial mais cette histoire de crayon est fondamentale. Il est son fidèle compagnon six heures par jour toute l’année. Ils s’aiment autant qu’ils se font souffrir. Tant et si bien qu’à la fin on se demande lequel tient l’autre, de l’écrivain ou du crayon.

On a rarement aussi bien dévoilé la solitude de l’écrivain en plein travail, ses doutes, sa lassitude, l’obscurité dans laquelle il avance, ses tentatives d’expliquer l’inexplicable et de faire advenir l’impossible. Peu d’auteurs ont comme lui fait ressentir à quel point écrire est aussi une activité physique. Vient toujours un moment où lorsque de deux écrivains se rencontrent, quel que soit leur âge, ils ne parlent plus que de leurs problèmes de dos.

(« John Steinbeck », « James Dean dans le film d’Elia Kazan » photos D.R.)

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire.

752

commentaires

752 Réponses pour John Steinbeck en ses crayons

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*