A Kamel Daoud
Il est assez rare que des livres soient des actes. Il est assez rare que la littérature soit pratiquée et pas seulement considérée comme une tauromachie. Michel Leiris vous en aurait sans doute félicité. Il n’est plus des nôtres, les Goncourt sont heureux de le faire à sa place, un peu tard peut être, mieux vaut tard que jamais. Vous êtes, je crois, un chroniqueur abondant et un écrivain rare. Avec Meursault contre enquête vous vous exposez à la corne acérée du taureau. Le taureau au front bas, pieux, bête et méchant – vous l’avez frôlé, et vous êtes sur sa liste noire. C’est tout à votre honneur, et aussi à l’honneur de cet art risqué qu’on appelle la littérature, qui est à son meilleur quand elle cesse d’être un art d’agrément, un signe de distinction ou un jeu avec les mots.
Je crois savoir que vous n’êtes pas un type de bonne composition, mais d’assez mauvaise humeur qui ne craint pas de déplaire ni d’aller à contre-courant. Un exemple d’homme révolté, aurait dit Camus, votre compagnon, votre alter ego. Un emmerdeur, en colère. En colère contre les autres, c’est rituel et c’est facile.
On sent en vous lisant que votre âpreté est d’une autre nature, que vous êtes vous, en colère contre vous, vos fantômes et vos fantasmes et contre la situation faite aux vôtres – ce qui ne va jamais sans risque. C’est celui que court tout intellectuel digne de ce nom, je veux dire celui qui se retourne avec des mots ou des images contre les siens tout en restant chez lui, au milieu des siens.
Hurler avec les loups contre les vieux ennemis de la tribu, faire chorus avec l’opinion – tout un chacun peut le faire. Ces préposés, au consensus tous nos médias en raffolent. Passer pour traitre à son pays dans son pays lui-même, c’est le sort que doit endurer quiconque a le courage incongru de la vérité crue. Vous n’êtes pas le premier dans cette manière et j’espère bien que vous ne serez pas le dernier.
Pour tout vous dire, je ne vous connaissais pas quand j’ai reçu votre livre et survolé votre quatrième de couverture. Je me suis dit, « bon, un règlement de compte avec le colonisateur, le colonisé va lui renvoyer la balle, élever la voix au nom des humiliés et des offensés contre un humaniste altier, un Camus assez dédaigneux ou distrait pour ne pas donner un nom ou un prénom à l’Arabe tué pat Meursault. » Je m’étais trompé. Le tiers-mondiste, c’est bien ; la probité, ce n’est pas mal non plus.
Avec vous, l’altercation ou l’explication, au sens « sors un peu mon gars on va s’expliquer dehors », ce n’est pas seulement avec le Français, le pied-noir qu’elle a lieu, c’est avec votre histoire, votre religion, vos souffrances et votre présent. Ce qui fait de ce premier roman autre chose qu’une fiction autour d’une fiction, un récit de famille contre une autre famille, mais une plongée dans l’histoire réelle, dans le plus obscur d’une histoire de désillusions et de rêves avortés, qui nous est commune. Chacun sa famille, mais, sachez-le, elles se rejoignent. Oran n’est pas si loin de Paris… L’important est que cette réalité, vous l’ayez transfigurée par une langue à la fois classique et charnue.
Vous avez rapatrié L’Étranger dans la culture algérienne, fait de Camus un indigène à part entière, si je puis dire. Un écrivain qui parle de vous et à vous, arabes, Algériens, maghrébins. Eh bien, votre contre-enquête algérienne, écrite dans un français que peu de Français savent encore écrire ou même parler, sachez que nous la rapatrions à notre tour dans le trésor de notre littérature, je devrais dire la Littérature, celle qui peut faire de nous un peu mieux que des confrères, des frères. Vous êtes de ceux qui rétablissent une relation d’égalité entre les deux rives de la Méditerranée, le cimetière marin que nous avons en partage. Une fraternelle réciprocité.
Encore merci, cher Kamel. On a tous ici envie de vous dire, continuez c’est bien parti, on se reverra bientôt. Pour nous tous, ce prix n’est pas un au-revoir, c’est un bonjour.
REGIS DEBRAY
(extrait du discours prononcé par Régis Debray mardi dernier chez Drouant lors de la remise du Goncourt de premier roman à Kamel Daoud)
7 Réponses pour A Kamel Daoud
Kamel Daoud, je vous ai entendu à la radio, tenir tête à Y. Calvi.
Ne pas vous laisser piéger par des considérations inopportunes des mass média français.
Bravo !
Quand on a de la confiture et qu’on voit passer une tartine offerte … on sait ce qu’on doit faire. Debray le sait.
Il est bien vrai que R. Debray sera toujours aussi puant et insupportable à première lecture (« rapatrier la prose de KD » ! ah ! quand l’inconscient continue à tenir la plume !…) Mais l’important pour moi c’est la 2e lecture, qu’il ait pu dire avec justesse ce que nous avons nous-même ressenti de la superbe prose de KD. Y a-t-il lieu d’en « faire alors quelque chose » ? Oui. La lire et la relire, la garder dans notre cœur et l’offrir à ceux qu’on aime, comme nous avons gardé en nous et offert celle de l’Etranger, dont on vient enfin de retrouver la moitié dans les sables mouvants que l’on avait crue perdue à jamais.
Régis Debray pointe l’alchimie du verbe propre à Kamel Daoud : quand l’âpreté devient littérature, grâce à une rage personnelle ayant heureusement subi l’ablation du nombrilisme. D’où l’ire probante et universelle d’une prose à guetter comme du lait sur le feu. La littérature francophone est grande et Kamel Daoud est son estafette !
Vivre au milieu de jean-foutres, de gangsters ou d’idéologues doucereux, toujours à la merci de la dénonciation par une arsouille, ça rend solitaire.
Un trait attachant de Daoud, c’est la fierté.
votre contre-enquête algérienne, écrite dans un français que peu de Français savent encore écrire ou même parler
Assertion rigoureusement invérifiable. L’inverse serait sans doute un peu plus proche de la vérité : « que peu de Français savent encore parler ou même écrire ».
une tartine pleine de confiture sur la tronche de ce JC
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