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Au centre de la fin d’un monde

Au centre de la fin d’un monde

Par Philippe Godoy

godoyLes précédents romans de Theresa Révay  évoquaient des grands moments tourmentés du XXe siècle, à travers les passions et les conflits des personnages. Son dernier livre ressuscite une période à la fois connue et ignorée de l’histoire de la Turquie, avec la chute de l’empire ottoman et l’arrivée de Mustapha Kemal. On a souvent oublié le rôle joué par les grandes puissances européennes qui profitaient des troubles intérieurs turcs pour asseoir leur hégémonie et s’affronter entre elles. Ce contexte intérieur et ses enjeux internationaux sont évoqués avec  rigueur par Theresa Révay: elle nous permet ainsi de reconstituer l’enchainement des révoltes, des intrigues  de palais, des mouvements révolutionnaires qui ont fait basculer la Turquie, de la décadence du régime impérial à la naissance d’une république laïque en passant par le chaos. On comprend combien les nations européennes, à peine sorties de la première guerre mondiale, cherchaient à imposer leur influence et pas seulement par la diplomatie.

A partir de ces évènements, Theresa Révay a construit une fresque humaine  dans laquelle s’affirment et se croisent des destins contraires, parfois au prix de leur propre existence. Ces affrontements politiques, militaires et affectifs se déroulent dans le cadre mythique d’Istanbul sur les non moins mythiques rives du Bosphore, entre Orient et Occident. La présence de ces lieux, dans le récit, avec leurs couleurs, celle des eaux et celle du ciel, leurs parfums, souvent ensorcelants, surtout pour les diplomates venus du Nord, emmène  le lecteur dans un exotisme dépourvu de stéréotypes  car il a aussi ses ombres et son tragique.  Les personnages principaux se trouvent emportés dans des situations inattendues et invraisemblables  pour eux, par rapport à leur naissance et à leur contexte social, quelque soit leur nationalité.revay_bildwerk_berlin_carre

L’héroïne qui domine le roman est Leyla Hanim, épouse d’un dignitaire de la cour du dernier Sultan, qui, lui, est fidèle à son souverain. Le couple vit, dans une demeure luxueuse et un parc luxuriant, les derniers feux de l’empire. La belle-mère de la jeune femme  reste attachée  aux rites de cet empire à l’agonie, non sans dignité et humour. L’histoire va entrer brutalement dans cet univers clos car la villa est réquisitionnée par les troupes alliées pour un officier français et sa famille. C’est un choc des deux cotés. Chez les Français, il y a  la fascination de la part du mari qui ne résistera pas aux pièges d’un milieu cosmopolite en décomposition. L’épouse, engluée dans ses principes, se réfugie dans la peur de tout, ce qui lui sera fatal.

La famille de Leyla, même sa belle-mère, est rassurée par la présence de cet officier bien élevé et le dialogue s’engage ! Mais les évènements extérieurs vont bouleverser cette coexistence courtoise. Leyla est entrainée vers la révolution et vers la modernité, par son frère d’une part et d’autre part par sa passion pour un archéologue allemand, partisan de Mustapha Kemal. Son couple officiel se décomposera en même temps que l’empire. Le dénouement du récit est amorcé par une fulgurante et impressionnante description de l’incendie de Smyrne (c’est un des grands moments du roman). Son achèvement s’accompagne de disparitions absurdes et douloureuses ; c’est  aussi l’affirmation de destinées qui se sont trouvées, au-delà du chaos.

Le mérite de cette fresque est de conduire de façon équilibrée et parallèle,  les rapports entre le contexte historique et la dimension romanesque. Les personnages évitent tous les clichés attendus ; ils nous réservent  des surprises, à cause ou grâce à leurs désirs secrets et à leurs contradictions intérieures, ce qui les rend à nos yeux constamment proches et souvent émouvants. Leur itinéraire politique et leur évolution émotionnelle se déroulent selon un rythme narratif toujours soutenu qui nous porte au coeur de leurs passions mais aussi au centre de la fin d’un monde et du début d’un autre.

PHILIPPE GODOY

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Theresa Révay

L’autre rive du Bosphore

411 pages, 20 euros

Belfond

 

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, Littérature de langue française.

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