La littérature est leur vengeance
Que n’aurais-je donné pour être présent le 9 décembre 2009 à la Bibliothèque nationale du Pérou à Lima ! Une rencontre y était organisée à l’initiative de l’Institut culturel italien local entre Claudio Magris et Mario Vargas Llosa. Une conversation dont on rêverait d’être l’attentif auditeur. Fort heureusement retranscrite, elle parait aujourd’hui sous leurs signatures conjointes et sous le titre La littérature est ma vengeance (La literatura es mi vengaza, traduit de l’italien pour les paroles de l’un par Jean et Marie-Noëlle Pastureau et de l’espagnol pour celles de l’autre par Albert Bensoussan et Daniel Lefort, 85 pages, 12 euros, Arcades/Gallimard).
Il y est naturellement question des livres et des auteurs qui les ont marqués, du statut de la fiction, de l’engagement de l’écrivain et de la nécessité d’être fidèle en premier lieu à ses propres démons fut-ce aux dépens de ses devoirs vis-à-vis de la chose publique. Chacune de leurs interventions est longue, méditée, précise, argumentée, ininterrompue, aux antipodes de ce qui se fait d’ordinaire par les canaux médiatiques; elles s’inscrivent contre « la frivolisation » de l’époque. Chemin faisant, ils donnent l’air de rien une belle leçon d’écriture via leur apologie du roman, « le » genre littéraire qui autorise l’expression de la totalité, de tout ce que l’homme recèle en lui de raison et de déraison, de réalité et d’irréalité, de matériel et de spirituel, de fantaisie et d’histoire. Le roman comme le territoire par excellence de la liberté de l’esprit. Parmi ceux qui paraissent en même temps que cet écho d’une lointaine conversation qui prend son temps, arrachée à une époque pressée comme jamais, il est deux conteurs qui semblent d’être donnés le mot pour profiter pleinement de cette autorisation de déployer l’imaginaire sans restriction- et de se venger.
Pour Le miel et l’amertume (253 pages, 20 euros, Gallimard), Tahar Ben Jelloun a privilégié une forme qui a déjà fait ses preuves sous tous les cieux littéraires, celle du roman choral. Chaque personnage raconte sa vision d’une même histoire isolément dans des chapitres distincts. Ils appartiennent à une même famille et se souviennent du drame qui l’a faite exploser. Cette tragédie, ce fut le viol de Samia à 16 ans par un pédophile bien connu dans le Tanger du début de ce siècle. Un Marocain et non un étranger, utile précision, Khenzir la charogne de la rue Goya, un fin lettré, éditeur d’une revue, qui abuse de sa position dans ce microcosme pour attirer à lui des jeunes, fous de poètes et de poésie, autant Baudelaire et Aragon que Chawki et Darwich, et rêvent de voir leurs vers un jour publiés.
Choquée par cette violence, humiliée d’avoir été ainsi dégradée et soucieuse de ne pas se voir reprocher tous les torts comme c’est la règle, elle pense éviter le scandale en ne se confiant qu’à son journal intime. Une bombe à retardement qui explosera au lendemain de son suicide. La famille se désintègre sous le coup de la révélation, laquelle cristallise tout ce qui la minait souterrainement de longue date. Chronique intime du secret, du non-dit, de l’incommunicabilité, de la médisance ordinaire, du silence gonflé de honte et d’honneur, la narration d’une douceur exemplaire malgré la violence qui y est rapportée s’insinue dans les interstices d’une omerta qui ne dit pas son nom par la voix du seul personnage qui s’autorise une certaine distance vis-à-vis des événements, et pour cause : Vlad, jeune immigré mauritanien en proie au racisme anti-noirs, est doté d’une sagesse qui force l’admiration et réussit à panser les plaies.
Au début, on se croirait dans les Carnets du sous-sol de Dostoïevski car Mourad, quoique ni méchant, ni malade, ni misanthrope, vit effectivement « dessous » comme s’il était enfermé dans une tombe ; en proie à un phénomène de dépersonnalisation, il se sent étranger à son corps. Au milieu, on est emporté par le vertige telle Pandora à la vue du bateau du Hollandais volant. La fin est plus sombre, plus dure car elle met à nu le vrai thème du livre, celui qui recouvre le viol et le reste : la corruption, ce poison qui gangrène le Maroc et ronge insensiblement plusieurs personnages de ce roman, la corruption sonnante et trébuchante de l’administration, de ses fonctionnaires du plus bas au plus haut et de leurs innombrables intermédiaires, rendue légale et générale par l’Etat même, la corruption des esprits et celle des âmes. En arabe, « corruption » se dit r’choua, « bois pourri ». Elle vient de loin et la clé du phénomène se trouve dans la Muqqadima du grand historien Ibn Khaldûn au chapitre XXV intitulé « Les pays conquis par les Arabes ne tardent pas à tomber en ruines » (traduction d’Abdesselam Cheddadi), écrit au milieu du XIVème siècle. Le Maroc, c’est un pays où chacun passe sa vie à s’arranger, à bricoler à propos de tout de rien, à s’accommoder après avoir négocié. Corrupteurs et corrompus participent de la même population car « la corruption est « la mamelle des Marocains ». Sans rien céder de son exigence littéraire, la charge de Tahar Ben Jelloun est puissante contre cette culture du compromis permanent, contre les priorités d’un pays qui en vient à édifier plus de mosquées que d’écoles ou d’hôpitaux.
Le roman est plein des reflets d’un certain Tanger dont les noms de lieux égrenés, si évocateurs de l’époque où la ville était dotée d’un statut international, constituent le tissu poétique par leur seul énoncé : l’hôtel El Minzah, la Forêt diplomatique, la vieille montagne, le café Ibéria et le Gran café de Paris, le Gran Socco, le café Hafa (du temps où le mur érigé par BHL n’empiétait pas sur la vue imprenable), le parfumeur Madini, les magasins Kent, le casino espagnol, Casa barata (la « maison bon marché » à mi-chemin entre le bazar et le marché aux puces), la librairie des Colonnes (on lira ici l’article très juste et informé de Hisham Aidi sur le Tanger un peu trop légendaire de Paul Bowles). Ce Tanger cosmopolite, à la fois français, marocain et espagnol, n’existe que par ses vestiges et la nostalgie de ceux qui connurent le monde d’avant. Longtemps la ville entre deux mers a tourné le dos au Maroc qui le lui rendait bien, lorsque Hassan II, qui ne l’aimait pas et la boycottait, en avait fait la mal aimée de son royaume. Boulevard Pasteur, les jeunes filles se promènent comme autrefois par deux ou par trois sans se lasser, mais désormais elles sont voilées.
Mourad, le père, aime à dire que le sous-sol est leur caveau de famille. Mais à partir de ce postulat si fécond, l’auteur ne va pas jusqu’à laisser son imaginaire divaguer autant que Vénus Khoury-Ghata le fait dans son savoureux roman Ce qui reste des hommes (123 pages, 13,80 euros, Actes sud). Son double, baptisée Diane, s’estime un jour assez âgée pour se rendre du côté de chez Roblot afin de prévoir le confort de son au-delà. Le caveau qu’on lui propose étant un deux-places, elle hésite parmi ses nombreux ex, amants de passage et maris en titre, sur l’identité de celui à qui elle proposera de s’y coucher à mort à ses côtés. Aussi consulte-t-elle du côté des encore vivants ; elle fait passer des auditions aux rescapés de leurs folles étreintes car, minée par l’incertitude, elle ne peut s’empêcher de tout planifier. Prévoir, dit-elle. Le « tu » qu’elle a privilégié à l’exclusion du « je » lui permet de se mettre à distance et d’exposer les situations les plus scabreuses sans en être dérangée (lire ici un extrait).
Son amie Hélène, depuis peu veuve d’un mari assassiné par la mafia corse, l’encourage dans cette voie fantasque qui a sa part de gravité. C’est tout le charme subtil de cette histoire, si drôle et légère en apparence mais si profonde en vérité. Sa sonorité a un allant, une vivacité, une assurance de séductrice à la recherche de ses conquêtes d’autrefois, ce qui donne au roman une allégresse inattendue. Lorsque le marbre dont on fait les dalles funéraires est rouge, ce n’est pas de poussière mais de sang après qu’on l’ait scié. Tout est de cette encre mais quels que soient ses miroitements, l’outre-noir est sa vraie couleur, celle d’une solitude si pesante ici-bas qu’on la redoute par avance lorsqu’elle s’abattra tout en dessous. C’est pourquoi il est recommandé aux esseulés de s’y faire accompagner, fut-ce pour s’engueuler jusqu’à la consommation des siècles. Diane cherche un homme, pas pour l’amour mais pour le compagnonnage éternel, même si son vrai compagnon secret est un félin. Sauf que sous le marbre de Carrare, sans livres et dans le froid, à défaut d’homme, un chat aurait moins de répondant mais n’en serait pas moins réchauffant.
(« La façade en céramique du Gran Teatro Cervantès à Tanger », photo Yann Guichaoua ; « L’entrée du café Hafa à Tanger » photo D.R. ; « Un chat qui a des lettres » photo Passou)
1 606 Réponses pour La littérature est leur vengeance
@ Le vrai sujet, me semble-t-il, est qu’il ne l’a pas non plus connu par l’enseignement public de l’histoire tel qu’il est dispensé par la République
En effet, c’est le vrai sujet… !
Avez-vous bon espoir qu’en Notre république, etc… Mais quid de la leur ?
Bàv, JL.
. Maintenant je dessine les toits, les arbres, des gens qui passent et pour les aquarelles, surtout les nuages. Bonne soirée.
Vous avez peint également, christiane, la Chute d’Icare, pour le fils de C-P.
Et êtes devenue sans doute l’éternelle étudiante 🥰
@claudio Bahia
Didier vous a repondu
la MOI, ces petits groupes composés d’ouvriers étrangers qui constituaient une des forces de frappe de la resistance communiste comptaient beaucoup de juifs parisiens dans leurs rangs mais aussi de gens venus d’autres horizons
L’un de ces groupes dont le chef était l’arménien Manouchian a été arrête et se membres fusillés à l’exception de la seule femme qu’il comptait qui a été transférée en Allemagne pour y être décapitée
Apres ces arrestations/executions l’occupant a fait placarder sr les murs de la capitale une affiche violente au graphisme sanglant avec les noms ces resistants
Cette affiche, « l’affiche rouge » par laquelle les nazis livraient ces meteques à la haine des « vrais » français est devenue iconique , sorte de tableau d’honneur pour tous ces gens ces gens qui n’etaient pas français et « aimaient la France à en mourir’
L’affiche rouge « reste une grande page de la résistance en France
Aragon a tiré de la dernière et bouleversante lettre de Manouchian a sa femme un magnifique poème.
Dans un livre récent « ils étaient juifs résistants et communistes Annette Wieworka présente une analyse tres fine des motivations de l’engagement des juifs dans la MOI et detaille les formes de leur participation aux actions de cette mouvance
Wiki peut vous en dire probablement beaucoup plus si le sujet vous intéresse
J’interviens avant Bouguereau pour souligner l’aspect purement politique de le réflexion à laquelle s’est livré JD :
Musique
Le début d’une mesure, qui est presque toujours la suite ou la fin de la précédente. Ceux qui retardent le premier temps sont des salauds : dès qu’ils voient que ça circule, ils mettent des murs au milieu. Des Trump, des Honecker.
Selon moi, très bons petits papiers cette semaine.
@@ Le vrai sujet, me semble-t-il, est qu’il ne l’a pas non plus connu par l’enseignement public de l’histoire tel qu’il est dispensé par la République
En effet, c’est le vrai sujet… !
Avez-vous bon espoir qu’en Notre république, etc… Mais quid de la leur ?
Et il n’est nullement question de surenchère mémorielle, mais d’histoire
« Cette prise de position du Président de la République [Macron/Audin] renvoie aussi à la question des
disparus de la guerre d’Algérie. Le corps de Maurice Audin n’a jamais été retrouvé.
Comme ceux de milliers d’Algériens pendant la « Bataille d’Alger « , ou d’Européens à
Oran dans l’été 1962. Comment faire son deuil de cette guerre si l’on n’évoque pas le
sort des personnes qui n’ont été jamais enterrées ? Et qui continuent d’errer, comme
des fantômes, dans les consciences collectives française et algérienne ? Sortir de
l’effacement, de la disparition permet de s’approcher de la réalité, de la réconciliation
possible. » Rapport Stora, page 57
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