de Pierre Assouline

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La République des livres
La vérité, version John Le Carré

La vérité, version John Le Carré

J’avoue avoir eu une pensée émue pour John Le Carré le 9 novembre 1989. Ce jour-là, on a pu craindre que la destruction du mur de Berlin ne le réduise au chômage technique, la chute des régimes communistes en Europe ne tardant pas à entraîner l’effondrement de l’Union soviétique et la dissolution du Pacte de Varsovie. Mais Berlin demeurait dans l’imaginaire collectif le siège même de la guerre froide. C’est bien là que tout avait commencé pour David Cornwell lorsque cet agent du MI6 à Hambourg trouva un pseudonyme qui ne tournait pas rond, par son regard happé à la devanture d’un magasin alors qu’il était assis dans l’autobus. Afin de ne pas contrevenir à l’obligation de réserve de son service, il en fit son nom de plume l’année même de l’édification d’un mur entre les deux Allemagnes, et l’inscrivit en tête de deux polars qui passèrent inaperçus, puis du manuscrit très berlinois de L’Espion qui venait du froid (The Spy who came in from the cold). C’était en 1963. On connaît la suite. Une œuvre magistrale construite pierre à pierre durant trente ans dans l’héritage revendiqué de Graham Greene et, plus loin plus haut, dans celui du maître du maître, Joseph Conrad.le carre hambourg 1964

Qu’allait donc pouvoir écrire Le Carré toutes passions abolies pour un univers de l’espionnage désormais classé « à la papa » ? On l’y avait cantonné car il s’y était lui-même cantonné. C’était bien pratique pour tout le monde mais si réducteur ; cela évitait d’admettre dans le cercle des écrivains majeurs celui dont on voulait croire qu’il ne dominait après tout qu’un sous-genre. Depuis sa maison isolée dans ses chères Cornouailles, il n’en continua pas moins à construire sa « Maison Russie » : Le Voyageur secret, Une paix insoutenable, Le Directeur de nuit, Notre jeu, Le Tailleur de Panama, Single & Single, La Constance du jardinier, Une amitié absolue, Le Chant de la mission, Un Homme très recherché, Un Traitre à notre goût… Autant de romans de qualité et d’inspiration forcément inégales, tournant parfois au procédé, si foisonnants qu’ils pouvaient de temps à autre donner le sentiment de la confusion, mettant en scène des personnages discrets aux motivations complexes, de pathétiques membres de l’establishment rongés par la culpabilité, mais tenant toujours sa ligne en moraliste.

Avec le recul, et à la relecture, il apparut que Le Carré avait eu su se renouveler sans déchausser ses Church. Que faire de la trahison sinon la réactualiser ? D’autant que cet éternel tourment le poursuit depuis l’enfance. Une mère qui l’abandonna jeune, un père joueur, séducteur, escroc, criminel. C’est la clef, il n’y en a pas d’autres. Il lui avait fallu écrire Un Pur espion (1986), l’un de ses plus grands livres, pour s’en convaincre. Se l’avouer avant de l’avouer. Après cela, il s’est donc voulu plus en prise avec le contemporain. Fidèle à ses fantômes, dans le clair-obscur du Greenland où il se forma,  il creusa son vieux sillon de l’antiaméricanisme et de l’insupportable inféodation politique du Foreign Office à Washington. Qu’il fustige les grandes banques, les hommes de lois, les laboratoires pharmaceutiques, les multinationales ou les fauteurs de guerre en Irak, c’est toujours l’Oncle Sam qu’il désigne du doigt. Un exclusivisme que l’on a dit naïf, ingénu, à sens unique. A quoi il répond invariablement dans ses livres que ce sont les financiers qui mènent le monde et que sont-ils sinon américains ?

Une vérité si delicate (A Delicate Truth, 336 pages, 21,50 €, Seuil), le dernier en date, vient de paraître en français, traduit de l’anglais comme les sus-nommés par Isabelle  Perrin, avant de l’être par Mimi, sa maman. Nous sommes en 2008, autant dire hier, dans l’Angleterre de Gordon Brown, premier ministre au forceps et meilleur ennemi de Tony Blair. Kit Probyn (ah, ce soin porté aux noms et aux prénoms par Le Carré, c’est déjà sa signature car on ne trouvera pas chez lui un personnage qui s’appelle… Gordon Brown, comme tout le monde) est un diplomate chevronné à qui son patron, le ministre des affaires étrangères confie une mission bien évidemment secrète. Si on l’a choisi, ce n’est pas pour son génie mais pour son absence de génie. Il doit se rendre à Gibraltar, le caillou colonial britannique, dans la cadre d’une opération commando anglo-américaine en vue de capturer un djihadiste trafiquant d’armes. On s’en doute, et mieux encore si l’on ne s’en doute pas, il est instrumentalisé par ses chefs à des fins purement politiques ; et encore, on est poli.

Sous le pseudonyme de Paul Anderson, et la qualité de statisticien passionné d’ornithologie, il passe des jours à attendre qu’on le contacte, affalé sur un fauteuil qui pue la pisse dans sa chambre d’hôtel, lisant l’essai de Simon Schama sur la Révolution française puis la biographie de Jérusalem par Simon Sebag Montefiore. Jusqu’à ce que… Tony Bell, lui, l’a vite compris. Au Foreign Office, ce jeune secrétaire du ministre menace de tout révéler publiquement au mépris de son devoir de réserve, au risque de porter préjudice à la sécurité nationale de la Grande-Bretagne. Vous avez dit « lanceur d’alerte » ? Il y a de cela. On n’est pas plus actuel. D’autant que l’opération commando avait été sous-traitée auprès de Ethical Outcomes, sympathique société sise à Houston, Texas ; elle fournit des géopolitologues hors pair spécialisés dans  l’évaluation des risques. Entendez : des mercenaires. On en est pleine barbouzerie.

john-le-carrc3a9L’intégrité des diplomates vacillant sur un fil tendu entre leur devoir et leur conscience est au centre de ce roman. Une question de morale : confronté au dilemme, un serviteur de l’Etat doit-il être loyal à son gouvernement ou à ses propres principes moraux ? Là est le noeud du roman, dans ce tremblé du réel où Le Carré excelle, et non dans un improbable et introuvable conflit entre la chrétienté et l’Islam qui ne fait que passer en arrière-plan mais que l’éditeur a jugé bon de souligner en quatrième de couverture. Il met tant de subtilité à échafauder son jeu de dupes qu’il parvient à faire de l’esprit de finesse un art de la complexité. La zone grise est vraiment son territoire.

“La guerre est devenue une entreprise privée”, martèle l’un de ses personnages, à commencer par le renseignement. L’ironie est grinçante, la causticité, cruelle. Tout ce qu’on aime. Un vrai plaisir que de retrouver Le Carré à son meilleur, avec ce qu’il faut de mensonges et de trahisons sans qu’on s’y perde pour autant (contrairement à ce qui se passait dans le film La Taupe, inspiré de Tinker, Tailor, soldier, spy devenu à l’écran incompréhensible et d’un ennui profond). Son humour est bien rendu en français, jusque dans les faux plis de l’understatement et dans le respect des différents accents de ses personnages qui ne s’expriment pas tous, il s’en faut, en anglais BBC. Lui a appris l’allemand à l’université de Berne avant de le perfectionner à Oxford. Cette langue lui est, depuis, naturelle. De son propre aveu, je puis en témoigner, c’est la clé de ses constructions syntaxiques et, partant, de l’apparente complexité de ce qu’il écrit : « C’est plus fort que moi : même en anglais, je ne peux pas m’empêcher de placer le verbe à la fin… ».

 Présent récemment au festival littéraire de Hay (lisez ici son étonnante conversation à ce sujet avec un voisin de Hampstead), il a livré le fond de sa pensée sur le monde comme il va. Désormais revenu des idéologies meurtrières, mais pas trop quand même, il est convaincu que la pire chose après le communisme est encore l’anti-communisme. Il tient Andrei Sakharov pour le héros des héros car il avait reconnu les dangers que représentaient ses découvertes sur la bombe à hydrogène, et il savait qu’il l’avait donné à une bande de gangsters. Ses grands regrets ? N’avoir pas commencé à écrire plus jeune qu’il ne l’a fait (30 ans). Avoir décliné l’invitation à le rencontrer que lui avait adressée l’ancien espion Kim Philby alors qu’il passait par Moscou. Quant à Edgar Snowden, l’informaticien de la CIA et de la NSA, qui a révélé les détails de plusieurs programmes de surveillance de masse américains et britanniques, le romancier a dit ailleurs ce qu’il en pensait :

“Je souhaiterais qu’il reçoive une distinction ou qu’on lui rende sa liberté. Il a pris une décision très difficile et qui déterminera le reste de sa vie : il a enfreint des lois et trahi son employeur pour révéler une infraction à la loi, encore bien plus lourde, de la part de la NSA.”

Voilà John Le Carré aujourd’hui, 82 ans, apaisé parmi ses démons, mais toujours convaincu que l’âme d’une nation se révèle à travers ses services secrets. Ne pas oublier cette forte pensée d’Oscar Wilde placée en épigraphe : « Quand on dit la vérité, on est sûr, tôt ou tard, d’être découvert. »

(« John Le Carré ces dernières années dans sa maison des Cornouailles, et à Hambourg en 1964 »; Photos D.R.)

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères.

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commentaires

618 Réponses pour La vérité, version John Le Carré

Marcel dit: à

rose dit: 7 décembre 2013 à 21 h 00 min
En secret
Le printemps me manque
Je vieillis

Merci, rose, pour ce bel Haïku et votre mise en garde sur un éventuel éreintement. Comme je l’ai déjà dit, le pire pour un auteur est le silence. Si un auteur est éreinté, on parle déjà de lui et les lecteurs intelligents pourront constater par eux-mêmes si la critique est fondée ou pas.
Bon dimanche à vous.

Marcel dit: à

Votre statut de comptable bas de gamme, le devez vous à vos origines paysannes du Cantal ? (TKT)

Quand même, Thierry, cette formulation sous-entend qu’il y a des cas où le bas de gamme est dû à cette origine. J’y suis d’autant plus sensible que j’y ai été en butte. Jeune pion normand, je suis « monté » à Paris pour me rendre chez Gibert avec un ami. Nous étions émeveillés par la quantité de livres de maths que cette librairie possédait à cette époque. Nous étions en train de compulser avidement certains ouvrages lorsqu’un vendeur pressé de partir nous a interpellé : »Vous ne seriez pas des pions du Cantal, par hasard ? En tout cas, on ferme et je vais vous sortir à grands coups de pied dans la ventre ». La gouaille légèrement xénophobe du titi parisien quoi !

Bon dimanche à vous.

Marcel dit: à

abdelkader dit: 7 décembre 2013 à 13 h 57 min
Merci, Abdel, pour cette histoire du sac à main.
J’en une autre du même tonneau, du vécu.
J’avais deux bons collègues, profs de maths à l’université de Rouen, l’un Algérien, l’autre Indien. Ils vont en ville pour acheter une paire de chaussures. La vendeuse ramène du fond du magasin des gros godillots et, devant leur mine étonnée, leur dit qu’ils sont excellents pour aller sur les chantiers !
Bon dimanche et bon match.

Avisée, la vendeuse ! dit: à

M’enfin, Marcel, vous savez bien qu’à l’université on ne parle que d’ouvrir des « chantiers » !

bonne pioche dit: à

Ce dimanche commence bien : j’ouvre un doc AFP (photo de Marine Le Pen + coup de gueule), à côté une pub : « Triez les déchets ».

périphrase dit: à

D 0h06 Je n’y connais pas plus en critique musicale, si j’étais un homme je tenterais de séduire l’une puis l’autre, les chanteuses ont ceci de plus qu’elles sont très souvent over-jolies offrant en plus du ravissement de la voix un plaisir au regard, la première en diva la seconde dans une version plus rythm and blues.

rose dit: à

>Marcel dit: 8 décembre 2013 à 7 h 00 min

Oui je l’ai lu sous votre plume précédemment ce que vous disiez sur les auteurs et le silence.
Mais je sentais quelque tristesse sur le temps qui passe, tout ça.
Je suis soumise autant que vous à l’éreintement.
J’ai lu de nombreux livres de gens qui écrivent : un, lu anciennement, m’a passionné par son érudition et son talent d’écriture : L’Art de la ponctuation par Olivier Houdart et Sylvie Prioux.
Et aussi La grammaire c’est pas d’la tarte des deux mêmes.
Autre chose que La grammaire est une chanson douce d’Eric Orsenna, qui ne lui arrive pas à la cheville.

Merdum à vous pour vos publications, Marcel.

rose dit: à

> Marcel

c’est un érudit ; fin, délicat et sensible.
Je ne connais rien de lui.
Olivier Houdart.
Un savant.

Bon dimanche à tous.

D. dit: à

« Nous étions émeveillés par la quantité de livres de maths que cette librairie possédait à cette époque. »

C’est tout Marcel, ça.
Moi quand je suis monté à Paris, je me suis émerveillé pour bien d’autres choses.

DHH dit: à

C’est toujours très amusant de passer pour ce qu’on n’est pas et c’est encore plus drôle quand celui qui s’est trompé se retrouve confondu.
Césaire raconte le plaisir que lui et Senghor, étudiants au quartier latin, éprouvaient à répondre avec une rhétorique bouffie d’imparfaits du subjonctif aux garçons de café qui venaient prendre leur commande en s’adressant à eux en petit négre .
Pour ma part j’ai le souvenir de ma premiere photo de classe en situation de prof.avec des gamines de cinquieme
J’attendais sagement à l’écart que le photographe ait fini sa mise en place et m’invite à venir m’installer en majesté au milieu du premier rang, quant je me suis sentie alpaguée par ce bonhomme furieux qui m’a lançé : « qu’est- ce que vous fichez encore là ;j’ai dit les « petites devant »
Et il y a eu le cas, fréquent, à une époque où les femmes étaient rares dans la haute administration, où un visiteur introduit dans mon bureau et qui ne me connaissait que par ma signature au sexe indifférent, me demandait si j’étais bien la secrétaire de ce monsieur X qu’il devait rencontrer

Marcel dit: à

Merci, rose. Je ne manquerai pas de me procurer « L’art de la ponctuation », je vous fait entièrement confiance sur la qualité de cet ouvrage.

pat dit: à

8 décembre 2013 à 9 h 42 min
« Ce dimanche commence bien : j’ouvre un doc AFP (photo de Marine Le Pen + coup de gueule), à côté une pub : « Triez les déchets ». »

bien vu (mais ça va faire de la peine à son perroquet l’attardé de porquerolles

Zapping dit: à

DHH s’est trompé d’emission, le schimilibilik c’est l’autre chaine

Rosse dit: à

haru oshimu
gnolo hisureba
buvi rougi

En secret
la gnole me manque
Je bois du rouge

Chaloux dit: à

Pardon, Rose, c’était trop tentant…

Marcel dit: à

Chaloux dit: 8 décembre 2013 à 19 h 32 min
Pardon, Rose, c’était trop tentant…

C’est une manie chez vous, Chaloux.

Chaloux dit: à

Oui Marcel, mon bon, je crois que je suis un poète contrarié.

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