Le cercle des lecteurs anonymes
J’ai souvent pensé qu’il devrait exister une association de lecteurs anonymes comme il en existe pour toutes sortes d’addictions. Mais à l’inverse des réunions où se retrouvent et se racontent alcooliques ou drogués, les soirées des lecteurs anonymes ne célèbreraient pas les jours d’abstinence mais ceux où un livre, puis un autre, et un autre encore sont entrés dans leurs vies. Ceux où les mots ont éloigné la tristesse, où les histoires ont conjuré la solitude, où la découverte du plaisir de lire fut comme une nouvelle naissance, où les barrières du réel, du quotidien, de la banalité des jours sont tombées sous le choc de l’émotion. Je lis donc je suis moi et un autre, moi et des centaines d’autres. Moi ici et moi ailleurs, au présent, dans le passé, dans le futur. Je lis et je suis multiple et inatteignable…
Cette association est si facile à imaginer. Si facile à installer. Elle est sans frontière. Elle peut se tenir ici ou ailleurs. Elle se joue des langues et des lieux, des cultures et de la société, des âges et des catégories sociales. Tous unis dans un même élan, dans un même voyage à travers les mots. Il suffit d’y croire, d’avoir envie de ce partage que nos journées trop pleines ou trop vides interdit. Dans la solitude des villes les lecteurs se laissent apercevoir dans les lieux les plus improbables. Les bus, les trams et les métros, bien sûr. Mais aussi dans les jardins publics, sur les pelouses, les bancs, les trottoirs, les rivages des fleuves, les plages. Je me souviens de livres lus sur les rives de la Méditerranée et qui gonflaient gorgés d’humidité marine et de sable accumulé. L’hiver, ils me rendaient quelques grains de vacance et un parfum de sel et d’été.
Faisons un rêve: L’association des lecteurs anonymes existe. Et nous y allons de conserve, vous et moi. Vous qui aimez lire, moi qui ai la même passion. Ouvrons la porte de cette salle banale où sur des chaises pliantes disposées en cercle sont installés nos anonymes lecteurs. Entrons dans la danse. Ecoutons! Ces histoires sont notre histoire.
Première séance
Je lis partout, dit une jeune femme au regard triste, qui s’anime soudain lorsqu’on l’invite à prendre la parole. Elle est timide, elle n’a pas l’habitude de s’exprimer en public. C’est la première fois qu’elle se rend à cette réunion dont un voisin – elle le désigne parmi l’assistance – lui a parlé. Ils s’étaient souvent croisés dans les transports en commun. Dans le Métro. Comme lui, elle monte à Filles du calvaire, change à Strasbourg Saint Denis et descend à Saint Sulpice. Et affluence ou pas, qu’elle soit debout, assise ou coincée contre un strapontin, elle ne quitte pas son livre des yeux. Elle est là et pas là. A l’heure et hors du temps.
« Je lis même en marchant le long du couloir de ma correspondance. Je me sens moins seule, moins perdue dans cette foule qui se croise sans se voir. Mon voisin aussi lit pendant ses trajets, mais il est moins concentré. Il aime faire des pauses pour que le texte s’installe en lui, pour le savourer. C’est ce qu’il vient de vous dire car c’est lui qui a pris la parole tout à l’heure. Il savoure la lecture comme on savoure un vin. »
De ses phrases maladroites, chantournées on comprendra qu’elle a mis un certain temps à s’avouer lectrice gloutonne. Elle se remplit de mots comme d’autres se remplissent de mets. Les pages blanches l’angoissent. Comme les silences. Elle a besoin de saturer le temps et l’espace. D’échapper au vide de son quotidien. Elle n’ose pas encore se dévoiler tout à fait à ces étrangers qui l’entourent. Au fil des réunions où elle se rendra timidement d’abord puis, peut-être avec plus de confiance, elle emploiera sans doute des mots comme « livres de ma vie » ou « livres qui m’ont sauvé la vie ». Et elle saura très vite qu’ici elle n’a pas besoin d’expliquer le sens de ces phrases car tous auront partagé dans leur chair et leur sang cette même expérience.
Lui, le voisin, il a sans doute déjà raconté cette histoire lors des premières séances auxquelles il a assisté, il y a presque un an déjà, mais il la reprend en la complétant pour elle, pour qu’elle sache.
« Je voudrais vous dire comment j’ai eu connaissance de nos réunions désormais si importantes dans ma vie, par hasard, dans un jardin public au printemps dernier. «
Il s’en souvient encore comme on se souvient d’un premier rendez-vous. On venait juste de lever l’interdit d’accès aux pelouses qui les protège l’hiver. Les premiers amoureux de soleil, ceux que la grisaille du ciel et de la ville rend neurasthéniques – il aime ce vieux mot, c’est celui qu’il emploie dans son récit – , s’étaient allongés dans l’herbe encore humide sans avoir quitté leurs manteaux ni dénoué leurs écharpes. Un coup de froid n’est jamais bon. Quant il était arrivé dans le square, les meilleures places, celles bien exposées, étaient déjà occupées. Il avait opté pour un coin « sol y sombra », moitié ombre et moitié lumière. Il avait sorti son livre, celui qu’il aime relire au début du printemps depuis ses lointains seize ans.
Les Nourritures terrestres d’André Gide. Il sait que ce livre-là, plus personne ne le lit dans les nouvelles générations. Dans la sienne non plus. Il était tombé dessus, dedans devrait-on dire, et ne l’avait partagé avec personne. Les Nourritures était son secret. Il ne saurait dire pourquoi il continue à être ému par cette voix, cet appel à la vie, à la jouissance: « Nathanaël, jette mon livre »…, ordonne Gide. Lui, il ne cesse de le reprendre ce livre parce qu’il le libère. De quoi? Il ne le sait pas. Ou du moins il ne veut le savoir au cas où le charme serait rompu. Il sait seulement qu’un printemps ne peut être un vrai printemps que s’il y accède à travers ces pages.
Sans qu’il l’ait vu venir, une dame – la bonne soixantaine – s’est glissée à son côté. Aussi a-t-il sursauté lorsque d’une voix grave de fumeuse, elle s’est adressée à lui : « Gide! Vous lisez Gide. Nous serons donc deux ». La suite avait été un court échange. Court car il n’avait jamais eu les mots pour dire l’émotion que suscite en lui ce livre. Il est un lecteur pas un critique littéraire. En classe, il n’avait pas été un brillant élève de français. La lecture pour lui ce n’était pas l’école. Et réciproquement. Il a tout oublié ou presque des livres qu’il fallait résumer, ficher, expliquer. La passion ignore l’étroitesse comptable. Puis, elle avait sorti son propre livre et n’avait plus dit un mot. Mais, lorsque l’ombre devenant trop fraîche, il s’était relevé, s’apprêtant à partir, elle lui avait dit: vous devriez venir aux réunions des lecteurs anonymes. Et elle avait donné une adresse, un jour, une heure.
Tous les présents se reconnaissent dans l’aventure même si la leur est différente. Ainsi une petite jeune fille qui se présente comme » adepte du sandwich de midi avalé à la sauvette sur un banc public, un livre sur les genoux » prend-elle à son tour la parole. D’une voix frêle mais assurée, elle donne son prénom et enchaine:
« les livres m’ont sauvé la vie ». Un murmure d’acquiescements accueille la confession. La vieille dame, cheveux sagement coupés, gris, assise près de moi me glisse à l’oreille: « C’est une personne discrète, presque froide. Elle vient aux réunions depuis quelques mois déjà. Elle s’exprime rarement. Des quelques interventions qu’elle a faites jusque là, nous avons déduit qu’elle a des lieux de lectures dont elle garde jalousement les adresses. Elle les choisit, assez loin de son lieu de travail, mais pas trop pour ne pas perdre de temps en marche ou en transport. «
Aujourd’hui, elle est sortie de sa réserve, avec cette impétuosité particulière des timides qui se jettent à l’eau. Elle enchaine, un ton plus bas. « Cette semaine, je n’ai lu que trois livres. Mauvaise semaine. » Elle se reproche ce manquement à son voeu: cinq ouvrages minimum en sept jours. A l’entendre c’est une presque trahison. Ce voeu, elle l’a formé il y a longtemps, l’année de ses onze ans. Elle hésite à en dire davantage, mais l’attente qu’elle perçoit, l’empathie du groupe l’obligent à poursuivre. Alors elle se lance. Son histoire est banale, triste. Une mère souffrante dont les adultes taisent la gravité de la maladie. Elle n’entend que des bribes de conversations, devine la présence de médecins dont elle entend les pas dans l’escalier de la grande maison qu’elle habite et dont elle est l’enfant unique. Elle ne peut poser de question à personne. Son père évite de la voir et sa nounou – une jeune fille au pair, étudiante en littérature- ne parvient plus à la protéger du drame qui se joue. Elle se tait car tel est l’ordre reçu du père. On doit tenir l’enfant à l’écart.
Devant le désarroi de cette fillette qu’elle ne comprend pas vraiment, dont elle ne s’occupe que pour des questions matérielles – vérifier ses repas, ses devoirs et l’heure de son coucher – la jeune fille dépose sur le lit de la petite, sans mot ni commentaire, une vieille édition de l’Odyssée qu’elle a rapportée de chez elle. Et le miracle opère. Dès l’instant où l’enfant ouvre le livre, elle quitte l’incertitude du présent. Elle émerge de cette noyade lente de l’angoisse, de la perte. Elle respire. Elle revit. Oui, je revis, dit-elle à mi-voix plus pour elle que pour les lecteurs qui l’entourent. Elle ne dit pas à quel moment elle a fait voeu de lire ses cinq ouvrages hebdomadaires. Mais chacun sait ici ce qu’il doit à la lecture. Pour elle, il y a sans doute un Dieu Livre.
Il se présente sous le prénom de Léon. Il ne dit pas je m’appelle Léon. Il dit, « les gens m’appellent Léon ». C’est la troisième fois qu’il assiste à une réunion. Trois fois en tout. Avec des semaines, voire plus sans venir. C’est un homme sans âge, toujours flanqué d’un énorme sac à dos. Ses cheveux sont attachés en queue de cheval. Il porte des vêtements sans tache mais fatigués. Pochés aux coudes et aux genoux. Il est d’une propreté de sortie de douche. « Les livres, enchaîne-t-il, sont mes compagnons de galère, mes sauveurs, mes amis, ma maison.
Puis il se tait et ses mots continuent à vibrer dans l’air de cette salle modeste où nous sommes désormais une trentaine à nous retrouver. Personne n’ose briser le silence qui devient dense comme un brouillard. Quand Léon reprend la parole aucun de nous ne se dit qu’il se sent obligé de poursuivre. Il parle parce que c’est ainsi. Il a encore des choses à dire. Depuis deux ans, il a perdu travail, famille et maison. Il habite la rue. Sans une discipline stricte: se laver tous les jours dans les douches de la gare, faire au moins un repas par jour et accepter les refuges les nuits de gel, il n’aurait pas tenu physiquement. Mais sans lire, il n’aurait pas pu suivre cette discipline. Lire pour lui, c’est survivre.
Les passants qui le voient plongé dans un ouvrage et qui s’arrêtent, ébahis, pour observer ce clodo érudit – c’est lui qui dit « clodo » avec un air de dérision – finissent par lui proposer d’autres livres. Il n’accepte pas n’importe quoi. Il aime la littérature. Il lit un peu de philosophie et de la poésie. Il lit lentement. Il relit volontiers. Les mots le bordent dans son sommeil. Ils ont des douceurs de couvertures chaudes. « – Romann, ça s’écrit comme un roman, mais ça se pronom Romann. On prononce le n final.
L’homme qui a pris la parole a les yeux clairs et la peau couperosée. Il n’a pas de rides mais, tout en rondeur, il a une allure de vieux monsieur placide. C’est la première ou la deuxième fois qu’il vient à une réunion. Jusque là, il n’a jamais rien dit. On peut ne pas le remarquer tant il est effacé. Il est sans doute timide. Réservé à coup sûr. – Je lis depuis trente ans, dit-il. Mais cela n’étonne personne. Ils sont nombreux ici les lecteurs de trente ans et plus, beaucoup plus. Roman ne se laisse pas distraire par notre silence et les légers haussements d’épaule qui accueillent sa déclaration. – Quand je dis : je lis depuis trente ans, cela ne signifie pas que je ne lisais pas un peu avant, dans ma première et dans ma deuxième vie. Mais depuis trente ans lire est ma seule et unique activité. Je lis du matin au soir, tous les jours de 9 heures du matin jusqu’à onze heures ou minuit.
Puis il raconte son avant, ses deux premières vies. L’enfance, l’émigration en France, l’amour de la lecture, l’interdit maternel, l’apprentissage de la maçonnerie, l’installation comme entrepreneur financée par sa mère, et ces années durant lesquelles, il avait fallu travailler la matière, se marier, entretenir une famille. Et cette tristesse à passer devant les vitrines des libraires sans jamais prendre le temps d’y pénétrer. Puis il y avait eu ce jour de ses cinquante ans qu’il s’était fixé comme date limite. – A cinquante ans, j’arrêterais tout. Je l’avais décidé depuis des lustres.
Toutes ces années à attendre que ma vraie vie commence enfin. Les enfants seraient tirés d’affaire. J’aurais gagné assez pour m’offrir ce cadeau. Je pourrais enfin me livrer à ma passion. Et je l’ai fait. J’ai tout arrêté pour lire. Depuis, je suis heureux. Je lis de tout, des romans, des nouvelles, des essais, de la poésie. Je lis partout : dans mon lit, sur les bancs public, sur la plage, à la campagne, dans le bus. Je lis avec une avidité d’affamé, un bonheur de jamais repu. Et je sais que la mort me trouvera un livre à la main, que j’emporterai pour l’éternité. Lire, c’est ma liberté. Depuis trente ans, je suis un homme libre. Nous avons clôturé la séance sur ce témoignage qui nous a laissé méditatifs, envieux, vaguement jaloux…
MICHELE GAZIER
(extrait de Lecteurs anonymes, texte de Michèle Gazier, photos de Pascal Viénot, 216 pages, 120 illustrations, 19 euros, éditions Gourcuff Granedigo)
2 Réponses pour Le cercle des lecteurs anonymes
que d’émotions dans ce texte, merci
L’association des lecteurs anonymes. Pourquoi s’associer un jour, pour dire aux autres qu’on lit tout le temps. La solitude finirait-elle par peser de ne pouvoir partager le vice impuni ?
Pourquoi tirer ainsi la couverture à soi, Michelle. Un cercle de 30 anonymes ! como es posible ? déja qu’à 8, c’est à peine respirable… Non, non, il faut savoir mourir de lire, et n’en point jamais parler… ou accepter de dire aux autres pourquoi on est là, et ce n’est pas pour dire qu’on aime lire aux amis qui doivent vous extirper. Non, ce n’est pas ça, Nathanaëlle. Je ne le crois pas eu cela gaze ainsi.
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