Le jour où Samuel Beckett a mangé une orange
Le plus souvent, le courrier que Samuel Beckett recevait finissait comme les manuscrits reçus : au vide-ordures. Avant de procéder à cette épuration de sa table de travail, il mettait un point d’honneur à répondre à ses correspondants quels qu’ils fussent par retour de courrier, si besoin est par un simple accusé de réception quand une vraie lettre ne s’imposait pas ; cette marque d’urbanité, de générosité et de savoir-vivre est générationnelle si j’en juge par ma propre expérience de l’étude approfondie de la correspondance de personnages auxquels j’ai consacré des biographies : Gaston Gallimard, Hergé, Daniel Kahnweiler, Georges Simenon… Tous passaient leurs matinées à répondre. Quelque que fut leur origine sociale, leur éducation leur interdisait de ne pas répondre. Disons que cela s’est perdu puisque de nos jours, même les courriels souvent restent sans écho alors qu’ils ont été lus.
D’où l’intérêt de Lettres IV 1966-1989 (The Letters of Samuel Beckett, traduit de l’anglais par Gérard Kahn, Gallimard). Ce quatrième volume couvre les vingt-cinq dernières années de sa vie et partant de son œuvre. Alors que dans le précédent volume les éditeurs ont dû accomplir des exploits en raison de sa graphie parfois indéchiffrable, la tâche leur fut paradoxalement moins ardue pour cet ultime volume. L’écrivain, qui souffrait d’une cataracte aux deux yeux et de la maladie du Dupuytren (une forme de fibromatose), dont il disait qu’elle avait pour effet de métamorphoser ses doigts en autant de griffes, s’accommodait sur la fin de sa raideur arthritique ; tant et si bien que son écriture en était curieusement améliorée. Que d’épreuves pour les transcripteurs avant de se résigner, la mort dans l’âme, à passer leur tour en signalant entre crochets « (illisible) ». Cela dit, l’édition est impeccable, les notes instructives, révélant une profonde et ancienne familiarité avec l’homme et l’œuvre, même si on ne peut s’empêcher de sourire lorsque « Telefunken » et « Grundig » renvoient à des notes précisant «marque de poste de radio à transistors de S.B. » alors que c’est peut-être « transistor » qui est aujourd’hui inconnu des lecteurs de moins de 40 ans… J’aurais, quant à moi, préféré une explication de la dilection de Beckett pour l’esperluette en lieu et place de « et »;
Il donne l’impression de ne jamais être aussi heureux, apaisé, réconcilié que dans le silence, ce luxe suprême. Nulle part pieux que dans sa petite maison d’Ussy (Seine-et-Marne) il n’a de chance d’y accéder durablement. A un ami il confie qu’il ne connaît de plus grande félicité que dans les moments en solitaire où le silence n’est disputé que par le discret crépitement né de l’incinération des feuilles mortes. Il a fallu qu’il soit menacé d’un Nobel de littérature pour qu’on le voie, certes longtemps après, s’exprimer sur ses rapports à l’argent et à la célébrité.
« Il est difficile de la considérer comme un honneur, même à supposer une soif d’honneur, quant à l’argent, j’en ai assez pour mes besoins décroissants » (1966)
On ne l’apprendra que bien plus tard, à mots couverts par des indiscrétions, mais le gros chèque de la fondation Nobel lui permettra le plus souvent d’aider des amis, des proches ou de vagues connaissances en difficulté, certains le sollicitant, notamment le dramaturge Arthur Adamov ou l’écrivaine Djuna Barnes. Cela dit, on s’en doute, s’il n’a rien fait pour se gagner les bonnes grâces du comité Nobel, il n’a rien fait non plus après, refusant le voyage à Stockholm et la promotion de son œuvre qui devaient s’ensuivre.
Il affectionne les expressions étrangères comme autant de mots de passe et de codes entre initiés comme le sont souvent les correspondants les plus familiers : « segrete cose ». Chaque fois qu’il est question de traduction sous sa plume, le mot de « perte » ne tarde pas à suivre. Ce qui se perd dans la traduction : son obsession. Avec Cioran, il a passé des soirées à essayer de trouver un équivalent français à lessness, tournant des heures autour des variantes de « sans » et « moindre », allant voir du côté du latin sine, créant le néologisme « sinéité », y renonçant finalement pour convenir ensemble qu’il n’y a rien d’assez honorable dans la langue française pour exprimer ce mélange de privation et d’infini, l’absence en soi, l’absence à l’état pur « et qu’il fallait se résigner à la misère métaphysique d’une préposition » comme le dira Cioran dans ses Exercices d’admiration. Peut-être l’Irlandais a-t-il trouvé la solution dans le génie des lieux à Wannsee où son ami roumain, le sachant à Berlin, l’a pressé de se rendre afin de fouler la terre où le poète Kleist et son amie Henriette se sont suicidés.
Il est beaucoup question de travail tout au long de cette correspondance. Du travail en pratique comme de la notion même de travail considérée comme la plus grande des vertus, en quoi l’éducation protestante de Beckett refait surface. A James Knowlson, son meilleur biographe et l’un des experts les plus éclairés de son œuvre, qui le questionne sur les idées enfouies sous ses mots, il répond :
« Je ne sais tout simplement rien ou presque mon travail vu ainsi, aussi peu qu’un plombier sur l’histoire de l’hydraulique »
Non qu’il fuit car, malgré son hostilité à tout projet de biographie le concernant (« Si seulement il y avait un copyright sur la vie »), il tient Knowlson en grande estime –c’est d’ailleurs lui qui lancera avec un succès le fonds Beckett de l’université de Reading (Berkshire) ; Beckett, qui jugeait sa vie ne valait pas la peine d’être écrite, aurait pu faire sien le mot de Cioran pour lequel il était incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait jamais fait renoncer personne à avoir une vie. D’ailleurs, les deux hommes firent connaissance et se rapprochèrent, Beckett lui avouant que la lecture de ses livres lui donnait un fort « contentement », et que cette « voix fraternelle »lui allait droit.Avec d’autres, écrivains, plus jeunes et pétris d’admiration, il s’incline devant la grande détresse que leurs poèmes expriment et conseille « éloignez-vous et de mon travail et de vous-même » (à Charles Juliet en 1969)
Son père espérait la voir travailler chez Guinness. « Comme je regrette souvent de ne pas l’avoir fait » écrit-il, et ce n’est pas le leveur de coude en lui qui parle là, mais en aura-t-on connus et lus de grands artistes et de grands créateurs exprimer un pareil regret au soir de leur vie. Moins une posture qu’un accès de mélancolie. Aussi sincère que Beckett écrivant à Robert Pinget (1966) :
« On n’est pas des gensdelettres. Si on se donne tout ce mal fou ce n’est pas pour le résultat mais parce que c’est le seul moyen de tenir le coup sur cette foutue planète »
Il n’en continue pas moins à écrire jusqu’à la fin. Non parce que bon qu’à ça, comme il le répondit au fameux questionnaire de Libération « Pourquoi écrivez-vous », mais « avec quelque chose de l’ancien besoin & du vieil enthousiasme » (1980). Il ne s’apitoie guère sur ses souffrances dues à l’âge mais enrage des maladies qui rongent ses amis :
« La nature est une enfoirée ».
Le théâtre y apparaît comme sa passion première et dernière, dû-t-il considérer cette échappatoire comme une « distraction » comme une prison puisqu’il avoue être incapable de s’en « évader ». Le théâtre ne le lâche pas. Son éditeur Jérôme Lindon, qui agissait aussi comme son agent pour la gestion mondiale de ses droits, m’avait dit dans les années 80 qu’il ne se passait pas un seul jour dans l’année sans qu’une pièce de Beckett soit jouée quelque part dans le monde, En attendant Godot et Oh les beaux jours étant les plus demandées. Jusqu’à la fin, malgré le spectre du rabâchage qui le hantait, Beckett aura travaillé pour le théâtre –et opposé le plus souvent des refus aux adaptateurs qui voulaient transporter la scène à la radio ou à la télévision. Il lui arrivait de céder mais le plus souvent il fit preuve de ce qui peut passer pour de l’intransigeance mais qui n’est en fait qu’une attitude de principe d’une cohérence absolue. Les didascalies de ces pièces sont à ce propos d’une netteté sans mélange et aux éditions de Minuit, Irène Lindon dans le même esprit que son père, on se fait fort de les faire respecter. Ce qui n’a jamais découragé les adaptateurs du vivant même de Beckett de tenter vainement de lui forcer la main en faisant interpréter En attendant Godot par des femmes.
Pour savoir ce qu’on peut faire d’une pièce, il a besoin devoirle théâtre dans laquelle elle sera jouée. Cette visualisation lui paraît le seul moyen d’adapter l’une à l’autre pour trouver la meilleure résonnance, et il ne s’agit pas que d’acoustique. Il faut aussi parfois adapter la pièce à la spécificité des interprètes mais nul autre que lui ne doit s’en charger.
« La scène mentale sur laquelle on se meut en écrivant et la salle mentale d’où on la regarde sont des substituts très inadéquats à la chose elle-même. Et cependant, sans elles, il est impossible d’écrire pour le théâtre. Mon expérience est que la vision mentale et les indications scéniques qui en découlent sont valables dans l’ensemble mais doivent souvent être rectifiées, voire modifiées (…) L’idéal serait de travailler en connaissant à l’avance ces conditions réelles. Je rêve de pénétrer dans un théâtre sans texte, ou presque, et de me réunir avec toutes les personnes concernées avant de me mettre vraiment à écrire. Autrement dit, d’une situation où l’auteur n’aurait pas de statut privilégié, comme c’est le cas lorsqu’il arrive avec un texte déjà établi, mais oeuvrerait simplement comme un spécialiste qui n’aurait ni plus ni moins d’importance que les autres spécialistes concernés » (1966)
On apprend ainsi au détour d’une carte qu’il est « très amateur » des livres d’Emmanuel Bove, qu’il conseille à une amie la lecture de Contre tout espoir de Nadedja Mandelstam car « c’est un livre qui donne courage , qu’il admire Céline pour son œuvre bien que son antisémitisme le révulse ou que sa pièce Quoi où doit beaucoup au Voyage d’hiver de Schubert. Parfois, on se croit vraiment dans du Beckett, comme lorsqu’il écrit à son meilleur ami le peintre Avigdor Arikha :
« Rien ne va plus dans ma vieille tête. La carcasse se traîne entre monts et vaux. Un œil mi-clos la suit de loin ».
On aura compris que ce volume ne recueille que les lettres de Beckett, pas celles de ses correspondants. Chez d’autres écrivains, l’absence d’aller et retours fait souvent défaut et ne permet pas d’apprécier l’échange dans sa réalité. Etrangement, chez lui ça ne manque pas. Sa parole se suffit à elle-même. Les éditeurs en conviennent qui ne cherchent pas trop à combler les doutes supposés du lecteur sur la teneur de la conversation épistolaire. Une seule fois, ils s’autorisent à reproduire en note la lettre d’un correspondant à qui il répond : celle du dramaturge tchèque Vàclav Havel qui lui avait écrit six semaines après sa sortie de prison pour lui exprimer sa gratitude. Deux fois plutôt qu’une : merci d’avoir éclairé la noirceur de ma vie d’adolescent quand j’ai découvert Godot, merci de m’avoir soustrait à la bassesse et la crasse de la détention en exprimant publiquement votre solidarité avec moi au festival d’Avignon avec votre pièce Catastrophe… (17 avril 1983). A quoi Beckett, qui admire son œuvre, répond : « C’est moi qui vous suis redevable »
Qu’on n’attende pas de lui qu’il commente ses commentateurs. Quant à ceux qui attendaient de connaître enfin son point de vue sur Mai 68, qu’ils renoncent même à le connaître à l’occasion du centenaire ; bien qu’il ait vécu à deux pas du théâtre des opérations, rien, pas une trace, ni le moindre reflet des « évènements ». Il est vrai qu’il ne dit à peu près rien, non seulement dans ce quatrième volume mais aussi dans tous les précédents, d’un moment autrement plus important : l’Occupation. A peine la caractérise-t-il au détour d’une carte : « un temps honni… « , « des temps infernaux »… Il l’a pourtant personnellement vécue et n’a pas à rougir de ses engagements dans la Résistance à Paris dès les premiers temps, dans le maquis du côté de Roussillon (Vaucluse) au plus fort de la guerre, dans une unité de la Croix-Rouge à la Libération en Normandie. Mais son silence s’explique cette fois par la pudeur, la sainte horreur de ceux qui réclament un retour sur investissement à leurs actions quand leur conscience seule devrait les dicter. Pour tout commentaire, il concède un mot cher à Francis Bacon :
« de nobis ipsis silemus » (de nous-même, nous ne disons rien)
Le retrait, toujours. Et la discrétion exigée des proches. Enfin, une exigence à la Beckett sur un ton de douce supplique. A l’ami anglais qui lui demande des précisions biographiques, il concède une chronologie de sa vie sans son œuvre, lâche une poignée de dates mais à propos de son analyse à Londres de 1934 à 1936, demande gentiment : « N’insiste pas trop là-dessus ». Dernières lettres jusqu’au dernier souffle. Il est anéanti par la masse du courrier à affronter.
« Même pour regarder dans le vide je n’ai plus d’entrain. C’est un spectre que je serai bientôt. Pas moins que tous nos chers disparus. Sans leurs avantages ».
La maladie le ronge. Juste la force de se laisser mourir. Au réalisateur d’un projet d’adaptation de Murphy pour la télévision irlandaise, il lâche un dernier mot avant de tourner la page :
« Faites donc sans moi »
Les inconditionnels de Samuel Beckett, dont je suis, seront comblés par ce volume. Aux autres, on révèlera que derrière le discret génie, tout d’intelligence, de finesse, d’humilité et d’humour, il y avait bien un homme de chair et de sang. Presque un écrivain parmi d’autres qui jugeait sa vie sans intérêt et ne parvenait pas à surmonter l’horreur que lui inspirait l’écoute de sa propre voix enregistrée. Un homme comme un autre. La preuve : le 2 février 1975, dans une lettre à sa plus proche amie Barbara Bray, au milieu de considérations techniques sur ses textes, il écrit : « Mangé une orange ». C’est la seule fois dans l’ensemble de ce volume qu’il s’abandonne à une allusion aussi personnelle et anodine, mais ces trois mots, dans cet ordre-là avec les phrases qui les précèdent et celles qui les suivent, c’est aussi et déjà du Beckett.
Post Scriptum En 1986, dans le cadre d’un grand portrait de lui que je devais écrire à l’occasion de ses 80 ans pour le magazine Lire, je me suis adressé à Samuel Beckett pour lui demander non une interview mais une partie d’échecs car, entre joueurs, il n’est pas de meilleur moyen de connaître l’autre. Il me répondit par retour de courrier (voir sa carte en haut de ce billet) et me fit savoir par son éditeur que, hélas, l’état de ses yeux ne lui permettait plus de jouer autrement que mentalement…
(Photos Passou, D.R., Greg Lancaster et John Minihan)
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