de Pierre Assouline

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La République des livres

N° 116 Petites notes mais gros sumo

Par Jacques Drillon

Les rêves parfois si stupides qu’on a honte en se réveillant. Heureusement que personne ne les a vus !

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Ceux qui, dans une épicerie, achètent les gros paquets parce qu’ils durent, et ceux qui achètent les petits, pour en commencer de nouveaux plus souvent.

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La passion amoureuse des enfants, d’une intensité sans égale, et auprès de laquelle les amours d’adultes les plus dévorantes, les plus tempétueuses, paraissent de misérables petits clapotis de sentiments.

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Extension du domaine des Droits de l’Homme :

 

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Le masque d’Arthur Rubinstein, dont les yeux à peine fendus lorsqu’il est au piano, ne sont pas sans rappeler des boutonnière neuves.

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Les obsolètes : le rond de serviette à son nom.

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Ranger sa table de travail, empiler, aligner, comme si tout pouvait être plus facile ainsi.

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La petite note, dans Schubert, par laquelle il chante sa plainte. Vers le haut, vers le ciel, comme du fond d’un puits. Il appelle, et personne ne répond.
Quintette en ut :

 

Fantaisie en fa mineur :

 

(Étonnante parenté des deux thèmes : même rythme pointé, même petite note, avant le même saut de quarte…)
Mais aussi dans le second trio :

(deux petites notes et non pas une, mais idée identique, même rythme pointé du piano, et même quarte ascendante). Procédé rarissime chez lui, dont on ne trouve la préfiguration que dans la sonate en mi bémol D 568, de dix ans plus ancienne. Ce petit ornement qu’il s’autorise avant la quarte, c’est la fêlure qui devient fissure, brèche.

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(Suite)
Ce genre de découverte, qui bouleverse le musicien, et laisse parfaitement indifférents tous les autres. Le musicien note les similitudes, les renvois, les allusions, les constantes, les emprunts, et par-delà les siècles.

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(Fin)
Les deux petites notes de Schubert, cette quarte montante, lui rappellent celles-ci, de la grande lamentation de Didon, dans Purcell :

… qui lui rappellent l’adagio de la septième symphonie de Bruckner :

… qui lui rappelle l’« Erbarme dich » de la Passion selon saint Matthieu, où il y en a toute une collection, etc.

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La série télévisée anglaise dont l’action se déroule dans la haute société britannique du XIXe siècle, et dont les acteurs sont indifféremment blancs ou noirs. Des ducs, des comtes noirs. La reine est noire. En effet, il n’y a aucune raison d’établir une discrimination entre Noirs et Blancs. Ce serait une discrimination discriminante et discriminatoire. Puisque Noirs et Blancs sont égaux, on peut remplacer les uns par les autres, comme dans une équation. De là nous pouvons conclure que rien ne s’oppose à ce qu’un homme joue un rôle de femme, ou inversement, puisqu’ils sont égaux, que Dom Juan soit joué par une vieille Africaine cul-de-jatte, et Ophélie par un sumo japonais. Conséquemment, Othello par Caroline de Haas.

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La mise à jour de son carnet d’adresses, début janvier. Barrer le nom de ceux qui sont morts dans l’année ? Suspendre son geste, hésiter, barrer.

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Ce scientifique qui rappelle qu’« une classification doit être exclusive, c’est-à-dire utiliser des critères de même nature s’excluant les uns des autres. On ne va pas classer les gros d’un côté et les Italiens de l’autre. C’est pourtant ce que fait la classification américaine avec les Blancs (naturellement), mais aussi les Noirs (couleur de peau), les Hispaniques (langue), les Hawaïens (lieu de naissance), les Natifs (origine indienne supposée), etc. »
Tout est dans cet ultime « etc. »

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Personne ne sait
D’où viennent les meubles et les objets que vous vendent les antiquaires, puisqu’ils n’achètent jamais rien à personne.

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Pas de mot pour « courgette », en Angleterre. Ils appellent ça des courgettes. C’est ce qu’il y avait de mieux à faire.
(Il est vrai qu’ils n’ont rien pour dire « vinaigrette » non plus, qu’ils appellent de la vinaigrette. Ils n’ont pas grand-chose pour dire l’essentiel. En tout cas rien pour dire courgettes à la vinaigrette.)

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Dernière minute

L’affaire, dont parle Pierre Assouline, des universitaires américains, professeurs de grec, de latin, d’histoire ancienne, qui proposent de torpiller leur propre matière, au motif qu’elle « a été historiquement impliquée dans le fascisme et le colonialisme, et continue d’être liée à la suprématie blanche et à la misogynie », et appellent à « tout détruire par les flammes ». On va avoir de plus en plus de mal à éviter le Point Godwin. 

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Demain j’enlève les basses

https://youtu.be/7FdDLvED_4E

 

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Le Muray de la semaine

« Celui-ci [Valéry] écrivait en 1925 : « La machine ne souffre pas que son empire ne soit pas universel, et que des êtres subsistent, étrangers à son
acte, extérieurs à son fonctionnement. Elle ne peut, d’autre part, s’accommoder d’existences indéterminées dans sa sphère d’action. Son exactitude, qui lui est essentielle, ne peut tolérer le vague ni le caprice social […] » […] La machine peut de moins en moins supporter que quelque chose existe sans qu’elle ait posé dessus sa patte, sa loi, la tache de gras de sa paume de plomb. Il y a un an, commençaient à être appliquées les immondissimes lois anti-tabac. […] La machine est contente, et ses machinistes aussi : il existe une loi autour du tabagisme. C’est déjà ça. Ça suffit au fond. Pour le moment. En attendant. Le tabagisme a été défini, encadré, classé. Première étape. Le tabagisme existe : la loi le dit. Si la question de l’ouverture des magasins le dimanche semble poser tant de problèmes, si tout le monde se tortille autour de cette affaire imbécile, ce n’est pas du tout pour les raisons qu’on avance ; c’est parce qu’il faudrait simplement, pour qu’il n’y ait plus de problème, plus d’affaire, plus de débat, plus de question, que la machine renonce aux lois dont elle a entouré cette affaire inexistante afin de la transformer en problème. Il faudrait que la machine recule. Mais elle ne le peut pas. La machine ne sait pas reculer. La machine n’a pas de marche arrière. La machine ne sait pas se dépouiller. Rien n’a jamais été prévu pour qu’elle efface d’elle-même ses propres actions pourtant destructrices. Quelqu’un (une journaliste je crois) s’est récemment vu réclamer par ce Syndicat du Crime, par cette association paradémoniaque qu’on appelle le fisc, un arriéré d’impôts de près d’un million. Erreur de la machine ? Bien sûr. Mais qu’est-ce que la machine a répondu à sa victime ? Qu’est-ce qu’elle ne pouvait pas ne pas répondre à la journaliste affolée ? « Payez d’abord, nous vous rembourserons ». La loi, la prolifération des lois imbéciles, nuisibles, redoutables et inutilisables : symptôme de la disparition du père, donc de la loi symbolique. À la sévérité paternelle se substitue la persécution délirante et la protection maternelle. À la bonté, à la permissivité paternelles, se substituent les « droits à ». C’est l’envie du pénal, c’est-à-dire le remplacement de la loi symbolique par la loi dite réelle, par la prolifération des lois dites réelles, par leur multiplication cancéreuse. Devenir un délinquant par rapport à ça, ce n’est plus du tout être un délinquant. C’est, d’une certaine façon, devant la catastrophe générale, revendiquer la loi symbolique, donc l’instance paternelle qui la soutient. »

(Ultima necat, t. IV)

j.drillon@orange.fr
(Tous les vendredis à 7h 30)

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La troisième série de petits Papiers (Papiers découpés), parus sur Bibliobs.com, fera l’objet d’une publication en volume et n’est plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014), la deuxième (Papiers recollés) sous le titre Le cul rose d’Awa (Du Lérot 2020, disponible sur commande, en librairie ou chez l’éditeur.

Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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