de Pierre Assouline

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La République des livres
Le motif dans le tapis

Le motif dans le tapis

Pour tout écrivain qui s’intéresse aux écrivains, The Figure in the Carpet devrait être une boussole. Le moyen de ne pas perdre le nord dans le dédale d’une vie et les ombres et replis d’une œuvre. La revue londonienne Cosmopolis avait publié cette nouvelle de Henry James en 1896 mais elle n’a rien perdu de son caractère universel et intemporel. Il ne s’agit pas d’une « image » dans le tapis comme cela été parfois traduit, mais bien d’un « motif ». Quelque chose de complexe, tarabiscoté, indéchiffrable comme il s’en trouve au centre des tapis persans. Le narrateur, lui-même écrivain, cherche dans un roman le secret de son auteur, énigme qui a échappé aux lecteurs professionnels alors qu’elle se trouve en son centre comme dans l’écheveau des fils d’une tapisserie mentale.

La nouvelle, qui a inspiré des analyses à nombre de critiques littéraires, avait beaucoup marqué J.B. Pontalis. L’air de rien, du moins sans se pousser du col comme ses grands romans(Les Européens, Les bostoniennes, Les Ailes de la colombe, la Coupe d’or…), cette nouvelle est probablement l’oeuvre-clé de l’univers de Henry James dans la mesure où elle se déploie et s’enroule souterainement autour de la dimension du secret ; elle est elle-même le motif dissimulé au sein de son immense tapisserie littéraire.

Difficile de n’être pas hanté par le souvenir de cette fiction, l’une des plus éclatantes réussites de ce maitre de la nouvelle qu’était Henry James, en se plongeant dans Les Soixante-quinze feuillets (380 pages, 21 euros, Gallimard), aérolithe proustien dont le titre résonne aussi mystérieusement que Les Trente-neuf marches d’Alfred Hitchcock. La chose, qui vient de nous tomber dessus sans crier gare, était annoncée, espérée mais guère attendue depuis un bon demi-siècle. Pour tout rechercheur du temps perdu, elle constituait le Graal absolu, l’inaccessible étoile.

Rien moins que « le socle » de la Recherche du temps perdu selon Nathalie Mauriac Dyer qui en assure l’édition et l’érudition. Ce microcosme, où les proustologues côtoient les proustolâtres en les toisant de haut, avait tellement entendu parler de cette liasse de papiers que, au fil du temps, des thèses et des essais, la légende ajoutant au mythe, il n’y croyait plus. Il est vrai qu’il recèle rien moins que l’instant décisif au cours duquel en 1908 le Proust mondain, léger, papillonnant a osé se lancer vraiment dans l’édification de sa cathédrale de papier.

Dans sa préface, Jean-Yves Tadié, à qui rien de ce qui touche à Proust n’est étranger, emploie l’expression « moment sacré » pour évoquer le premier jaillissement du grand roman. C’est peu dire que les généticiens de la littérature, qui oeuvrent comme des archéologues sous des coules noires à capuchon de bénédictins, le guettent depuis 1954, date à laquelle Suzy Mante-Proust, descendante et ayant-droit, autorisa le jeune Bernard de Fallois (1926-2018), cet électron libre, à fouiller dans sa malle aux trésors où régnait un fabuleux désordre. Il en exhuma Jean Santeuil et Contre Sainte-Beuve.

En 1962, l’héritière donna à la Bibliothèque nationale toute cette paperasse miraculeuse ; or à l’examen , l’inventaire s’avérait incomplet car, sans le dire à quiconque, Bernard de Fallois en avait conservé par devers lui une partie dont les fameux « soixante-quinze feuillets » de la main du maître comportant les vrais prénoms des personnages qui l’avaient inspiré : sa mère, sa grand-mère, son oncle pas encore swannisé…. Ce nouvel opus, les lecteurs fondus de proustisme s’y royaumeront de même que ceux que le marcellisme fascine. Les uns n’en ont que pour le texte, les autres pour l’homme mais quoi qu’ils en disent, ils sont tous des religionnaires d’un même culte.

Cela faisait donc des dizaines d’années que les chercheurs de France et d’ailleurs (la seule Internationale qui nous reste) les cherchaient partout, et que Bernard de Fallois devenu un grand éditeur les regardait s’agiter vainement en tous sens sans rien dire, tout à sa secrète volupté d’être le seul au monde à jouir, en mystique de cette graphie, de la lecture et du toucher des précieux papiers. Un passe-temps assez pervers quand on y pense. Il avait exprimé formellement l’intention de mettre à la disposition des chercheurs l’ensemble des archives qu’il avait rassemblées afin de conjurer le spectre  de leur dispersion aux enchères et faire connaître plus complètement l’œuvre de Proust ; mais que ne l’a-t-il fait de son vivant depuis les années 50, lui qui était parfaitement au fait de toutes les questions sans réponse que se posent les spécialistes ?

Un jour, il faudra aussi s’employer à déchiffrer le motif dans le tapis de cet homme de qualités, intellectuellement l’un des plus séduisants des éditeurs parisiens et des rares avec Maurice Nadeau et Christian Bourgois avec qui on pouvait parler du contenu des livres une fois séparé du bruit qu’ils font car un absolu de la littérature les guidait, Fallois étant aussi proustien que simenonien mais pas le moins complexe. D’ailleurs, dans le No 1 du Bulletin de la société des amis de Marcel Proust et des amis de Combray (1950), il était présenté parmi les membres de fondation comme “Fallois, archiviste”. Dans les Soixante-Quinze feuillets, ses papiers Proust sont désignés sous le titre d’«Archives Fallois », ce qui sonne comme la « grotte Cosquer », l’usage voulant qu’une découverte soit nommée du nom de son inventeur. Peut-on rêver plus belle et plus éternelle consécration ?

James Joyce avait introduit tant de devinettes et d’énigmes dans son Ulysses qu’il y voyait un gisement de nature à occuper des érudits pendant des siècles. L’avenir lui a donné raison. Ils ne cesseront discuter sur ce que j’ai voulu dire, prédisait-il encore en précisant que c’était là le seul moyen de gagner l’immortalité. Proust aurait pu en dire autant. Inutile d’imaginer ce que les deux hommes se seraient confiés à ce sujet s’ils s’étaient rencontrés car la rencontre a effectivement eu lieu. Une seule fois à dîner à l’hôtel Majestic le 18 mai 1922. Un flop que cette réunion au sommet ! Le parisien a demandé à l’Irlandais s’il connaissait un certain duc (« Non ») ; Mrs Schiff, hôtesse de cette mondanité, a demandé à l’asthmatique s’il avait lu Ulysses au moins en partie (« Non »).

Ils ont bien essayé d’aller au-delà de cette double négation, certes laconique mais d’autant plus remarquable que le fameux roman s’achève par un grand « OUI », mais sans trop s’aventurer dans l’exégèse narratologique : Proust s’étant plaint de ses maux d’estomac, Joyce, qui était déjà bourré à son arrivée au banquet, a déploré sa vue de plus en plus déficiente et voilà tout. L’histoire littéraire est peut-être passée à côté d’une discussion de marchands de tapis mais non sans motifs. Regrets éternels.

(« Martine’s Legs » photo Henri Cartier-Bresson  et « Bibi au restaurant, Cap d’Antibes » photo Jacques-Henri Lartigue)

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire.

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commentaires

1 406 Réponses pour Le motif dans le tapis

rose dit: à

Christiane

Sans doute avez-vous grandement raison.

Bloom dit: à

Le Kérala est l’état le plus alphabétisé de l’Inde, et alii, grâce à l’action volontariste de son parti communiste.

rose dit: à

Au Kerala, Bloom, les hindis sont noirs, noirs. Oui.

racontpatavi dit: à

Oh merci grandement raison!

D. dit: à

Une fois

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