Le Nobel à Rushdie ? Un cadeau empoisonné
L’Académie suédoise va-t-elle couronner Salman Rushdie du prix Nobel de littérature 2022 jeudi prochain ? Une manière d’omerta baltique a toujours régné dans ce petit monde feutré. Et comme les académiciens sont naturellement coincés, on n’en saura rien jusqu’à la dernière seconde. Sauf que la question n’est plus tant de deviner quel écrivain y aura droit mais si Salman Rushdie l’aura ou pas. Car une campagne d’opinion a bel et bien été lancée en sa faveur.
Bernard-Henri Lévy, essayiste et reporter à Paris-Match, en est à l’origine. Depuis l’attaque au couteau dont l’écrivain britannique a été victime cet été aux Etats-Unis, il se dépense sans compter pour faire consacrer son ami. « Je n’imagine pas un autre écrivain avoir l’outrecuidance aujourd’hui de le mériter plus que lui » a-t-il écrit dans une tribune du Journal du dimanche reprise sur son siteLa Règle du jeu, discréditant ainsi par anticipation tout autre nobélisé. Fin août, David Remnick, rédacteur en chef du New Yorker, y publiait un éditorial qui emboitait le pas à BHL en proclamant urbi et orbi que le temps était venu pour le comité Nobel de distinguer Rushdie. Or nul n’est candidat à cette récompense qui demeure depuis un siècle, malgré un palmarès écorné par quelques erreurs et oublis, un objet de désir.
En 1989, lorsque le leader iranien avait lancé sa fatwa contre « Satan » Rushdie, l’Académie suédoise s’était abstenue d’exprimer sa solidarité en s’abritant frileusement derrière sa neutralité et son indépendance. En novembre 2008, dans un élan d’une folle audace, elle invitait Salman Rushdie et Roberto Saviano, deux écrivains réunis par une communauté de destin puisque pareillement menacés d’être abattus, à prendre la parole ensemble à Stockholm sur le thème : La liberté d’expression et la violence sans foi ni loi. Finalement, elle s’est résolue en 2016 à exprimer officiellement son soutien après… vingt-sept ans de réflexion.
Qu’est-ce qui joue contre l’hypothèse Rushdie ? Officiellement une question de procédure, les finalistes ayant été sélectionnés en mai. Pur prétexte car une légère entorse au règlement intérieur ne ferait pas trembler les murs de l’Académie. Le geste, certainement interprété comme une provocation, aurait une forte valeur symbolique. Mais ce serait couronner l’écrivain pour de mauvaises raisons. Non pour son génie littéraire mais pour son statut de cible, de victime, de martyr. Le Nobel, qui a connu plus de bas que de haut ces dernières années (scandales sexuels, dissolution, pantalonnade Bob Dylan et compagnie), hésitera à deux fois avant de se lancer dans une opération aussi clairement politique. La dernière fois, c’était en 1953 lorsque le prix fut attribué à Winston Churchill pour « sa maîtrise de la description historique et biographique » dans ses Mémoires de guerre ainsi que « pour ses discours brillants dans la défense des valeurs humaines exaltées ». Mais cela ne trompa personne. Cela déplut aux écrivains ainsi qu’au principal concerné qui aurait préféré le prix Nobel de la paix.
Si le Nobel de littérature devait couronner le condamné à mort Salman Rushdie sous la pression d’une campagne d’opinion, ce serait un faux-pas de plus dans l’histoire mouvementée de l’institution suédoise. Et une tache sur l’oeuvre sans pareil de cet écrivain qui mérite mieux et autrement. Il fallait lui donner avant ou alors plus tard. A elle plutôt qu’à lui. Mais les membres du comité Nobel détestent qu’on leur dicte leur conduite. Les pressions dont ils sont l’objet de la part d’éditeurs, de lobbies littéraires, de gouvernements, sont contre-productives ; elles les braquent car ils y voient une intolérable tentative de manipulation de leur vote. Leurs archives en témoignent, combien de fois par le passé ont-ils changé leur fusil d’épaule au dernier moment en raison de fuites ou de rumeurs destinées à les influencer !
Reste à savoir si, après avoir échappé de justesse à la mort, un écrivain de 75 ans mondialement connu a encore envie d’un prix littéraire, et de tout le cirque international que cette distinction entraine. On dira que Rushdie est un symbole de la lutte pour la liberté d’expression et contre l’obscurantisme islamiste. Et que sa propre personne lui échappe. A ceci près qu’il a déjà beaucoup donné sur ce plan-là et qu’il aspire depuis des années à vivre comme un homme normal. Pas sûr que cette pression y contribue. Le nobéliser à toute force ne fera qu’alourdir son fardeau.
(Photo Henry Leutwyler)
633
commentaires