Le problème avec ceux qui ont un problème avec Peter Handke
C’était à craindre et ça n’a pas manqué : sitôt l’annonce du prix Nobel de littérature 2019 décerné jeudi dernier à l’Autrichien Peter Handke (1942), des voix se sont faites entendre pour dénoncer la décision et ses motifs. Les académiciens suédois émergeaient à peine d’une série de scandales (Bob Dylan statufié en poète majeur, l’affaire Arnault, les démissions et la crise interne qui s’en suivirent) qui avaient considérablement affaibli leur institution : non pas « l’Académie Nobel », qui n’existe pas, mais le comité Nobel de l’Académie suédoise, lequel fait plancher toute l’année son comité d’experts qui lance ses filets un peu partout dans le monde littéraire planétaire pour établir sa sélection.
Cette année, pas de vagues, promis. Il fallait être consensuel. Ils l’ont été en choisissant la Polonaise Olga Tokarczuk pour le prix 2018 à retardement et l’Autrichien le plus célèbre de Chaville (Hauts-de-Seine) en la personne de Peter Handke. Ils devaient bien se souvenir que celui-ci, malgré son statut mérité de classique moderne, n’était pas seulement une personnalité clivante : il trainait une casserole mais ils n’imaginaient pas qu’elle pouvait encore faire tant de bruit longtemps après, jusqu’à couvrir la seule chose qui devrait importer en l’espèce : son œuvre, l’une des rares depuis les années 70 à être constante dans sa richesse, sa diversité, sa singularité et sa fidélité à … son auteur et non à l’air du temps, aux modes, aux pressions de l’époque.
Or le Pen America, puissante organisation internationale de défense des écrivains et de la liberté d’expression (puissante, du moins aux Etats-Unis) vient d’exprimer ses « profonds regrets » à la suite de cette annonce. Elle s’est dite « abasourdie », Peter Handke ayant selon elle usé de sa notoriété pour « saper la vérité historique » et offrir un soutien public aux « auteurs du génocide », autrement dit l’ancien président serbe Slobodan Milosevic et l’ancien leader des Serbes de Bosnie Radovan Karadzic. Aux Etats-Unis toujours, Carolyn Kellogg, la critique du Chicago Tribune citée dans The Literary Saloon, a décrété pour les mêmes raisons que n’ayant jamais lu Handke, elle n’allait certainement pas s’y mettre. Dans The Intercept, Peter Maass a été plus loin encore en associant Peter Handke aux criminels de guerre qu’il a défendus et en traitant les académiciens suédois d’esthètes irresponsables qui, par leur vote, ont signé l’arrêt de mort du prix Nobel de littérature.
La violence de ces condamnations ne peut que conforter ceux-ci dans leur volonté d’indépendance, indispensable après les événements qui ont ébranlé l’institution. Elle est un excellent révélateur de ce qui nous sépare de ces pauvres intellectuels américains pris entre deux morales également détestables : le trumpisme qui fait les dégâts que l’on sait dans l’Amérique profonde et le politiquement correct qui en fait tout autant sur les consciences notamment dans les milieux universitaires côte est et côte ouest. Deux injonctions morales aussi détestables, à cent lieues de toute éthique mais au plus près d’une moraline des plus archaïques, à laquelle les Européens ne sauraient trop résister dès lors que se manifestent ses symptômes les plus visibles : raciser (quel mot atroce !), genrer (idem), exclure au nom du communautarisme, se conformer à une doxa d’autant plus tyrannique qu’elle a l’opinion pour elle etc. Toutes choses qui font le lit d’un séparatisme rampant intolérable en République.
Personnellement, je ne fais mienne aucune des idées de Peter Handke relatives à l’ex-Yougoslavie. Et alors ? En quoi son plaidoyer permanent pour le non-interventionnisme des Etats dans les affaires d’autres Etats dans le monde, et ses prises de position serbophiles, qui ont au moins le courage de la franchise et de la cohérence sur la durée, portent-elles jugement sur ses grands romans (L’angoisse du gardien de but au moment du penalty, ou son discret chef d’oeuvre sur sa mère Le Malheur indifférent…), ses grandes pièces (La chevauchée sur le lac de Constance), ses traductions (Bove, Char, Ponge, Modiano, Green), ses contes (Mon Année dans la baie de personne), ses récits de voyage, ses poèmes, ses essais ? En rien. Par quelque côté qu’on prenne la chose, pour lui comme pour Céline, Pound, Hamsun et d’autres réprouvés de la société, ca ne change rien. Juger l’oeuvre d’un écrivain, la censurer au besoin (ce que le droit canonique définit comme la suspense, ou à une mise au ban), en fonction d’un jugement moral porté sur l’attitude politique ou sociale de son créateur, est non seulement absurde, réducteur, désolant mais dangereux. Il y a dans ces appels publics au lynchage dans les réseaux sociaux comme un arrière-goût de chasse à l’homme qui rappelle les pires époques. On peut tuer un écrivain pour moins que ça comme on vient de le faire aux Etats-Unis avec des acteurs (Kevin Spacey), des réalisateurs (Woody Allen, Roman Polanski), des chanteurs (Plàcido Domingo)… Les écrivains, ce serait plutôt avec des fausses rumeurs ou des accusations fondées de pédophilie, d’antisémitisme ou de négationnisme qu’on peut les mettre au ban de la société et pour un bon moment. Or en liquidant l’auteur on liquide l’oeuvre. Avec les critères de moralité exigées aujourd’hui par les censeurs, Gide aurait été écrasé au lendemain de Corydon (1924) et Tony Duvert après Quand mourut Jonathan (1978) pour ne citer qu’eux. C’est un miracle qu’il se trouve encore des éditeurs courageux (Léo Scheer, Pierre-Guillaume de Roux, Fata Morgana) pour publier les textes de Richard Millet.
Lors de la guerre civile qui a abouti à l’éclatement de la Yougoslavie, Peter Handke n’a pas caché ses sentiments pro-serbe. Dès 1999, n’ayant jamais eu son drapeau dans sa poche, Handke (père inconnu, autrichien par les paysans qui l’ont élevé, slovène par sa mère) dénonçait les bombardements de l’OTAN sur la République serbe. Sa présence à l’enterrement de Milosevic fut remarquée et fortement médiatisée, d’autant qu’ « on » prétendit qu’il avait touché de sa main le cercueil du défunt afin d’y déposer une rose et de dire sa fierté à brandir alors un drapeau serbe.
En France, cela provoqua un dommage collatéral qui fit beaucoup de bruit en 2006. Un bref article duNouvel Observateur : il y était dit que par sa présence à ces funérailles et par sa « position révisionniste » , Peter Handke aurait pu « approuver le massacre de Srebrenica et d’autres crimes dits de purification ethnique ». Il fit condamner le journal pour dénonciation calomnieuse mais le mal était fait. L’article mit le feu aux poudres.
Le phénomène désormais inévitable de l’emballement embraya aussitôte. Après avoir consulté son conseil d’administration, et bien qu’une partie de ses membres y fut hostile, l’administrateur général de la Comédie-Française Marcel Bozonnet créa une vive polémique en supprimant de la programmation du Vieux-Colombier Voyage au pays sonore ou l’art de la question (1989, traduite en français en 1993) de Peter Handke, qui devait y être jouée du 17 janvier au 24 février 2007 dans une mise en scène de Bruno Bayen. L’administrateur du Français, droit dans ses bottes, refusait d’offrir une « visibilité publique » au dramaturge au motif que, même s’il ne s’agit pas d’une oeuvre de propagande, le théâtre est une tribune dont « l’effet est plus large que la seule représentation ». Pourquoi l’avoir alors programmé ?! Le discours de Handke sur le tombe de Milosevic s’inscrivait parfaitement dans la logique de son engagement tel qu’il l’a manifesté depuis des années à travers livres et articles. Pour Bozonnet, la pièce n’était pas en cause mais la présence de Handke aux obsèques de l’ancien dictateur était un « outrage aux victimes »; or il ne peut se résoudre à distinguer l’homme de l’oeuvre. Reconnaissons qu’il y a là un vrai débat, que la polémique mit en lumière sans l’approfondir, hélas car elle dépasse le cas Handke.
S’il avait pris la peine de vérifier, Marcel Bozonnet aurait appris que, si Handke avait bien prononcé un discours aux obsèques de Milosevic moitié en allemand moitié en serbo-croate, il a démenti formellement les gestes et attitudes qu’on lui a prêtés. De quoi s’agit-il alors ? Rien moins que la censure d’une oeuvre exercée en fonction du comportement de son auteur. Le même esprit était à l’œuvre tout récemment lors de la récente censure des Suppliantes pour crime de blackface même si ce n’est pas à Eschyle mais au metteur en scène qu’en voulaient les purs militants de la bienpensance.
Handke se dit « dégoûté »par toute cette polémique, assura qu’il n’avait jamais eu de « position négationniste« à propos du massacre de Srebenica, qu’il n’était pas « pour » les Serbes mais « avec »les Serbes, que Milosevic ne pouvait être qualifié de « dictateur » puisqu’il a été élu (euh, cela m’en rappelle un autre vers 1933…) et enfin qu’il ne se sentait ni un coupable ni un héros mais plutôt dans la peau du « troisième homme ».Ce qui ne fit qu’augmenter l’énigme Handke. Car s’il fait bien allusion au film de Carol Reed et au disparu omniprésent du rôle-titre, non au personnage du mystérieux infirmier Harbin mais au fantomatique trafiquant Harry Lime, il faudra peut-être réexaminer sa position sur la guerre des Balkans à la lumière de la légendaire réplique murmurée par Orson Wellesdans la cabine de la grande roue :
« En Italie, pendant les trente ans de règne des Borgia, il y a eu la guerre, la terreur, des crimes, du sang versé, mais cela a donné Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. En Suisse, il y a eu l’amour fraternel et cinq cents ans de démocratie et de paix… Et qu’est-ce que ça a donné ? La pendule à coucou… »
A moins que, comme nous le suggère Olivier Le Lay, l’un des traducteurs de Handke, Le troisième homme ne soit autre que « der Dritte », le tiers ou le témoin, ni au sens de l’accusation, ni au sens de la défense. Cela consiste à exercer son regard sans neutralité :
« Toute son oeuvre atteste de cette ascèse là »
Peu de temps après, Peter Handke vit l’ensemble de son oeuvre couronnée par la ville de Düsseldorf d’une des plus prestigieuses récompenses littéraires allemandes : le prix Heinrich Heine. Les livres de ce classique moderne, qui finira bien par être pléiades de son vivant qui sait, répondaient à leurs critères puisqu’ils sont, selon eux, » situés dans l’esprit des droits fondamentaux de l’être humain pour lesquels Heine s’était engagé… (et que leur auteur) promeut le progrès social et politique, sert la compréhension entre les peuples ou élargit la connaissance des affinités entre tous les hommes ». En principe, la ville de Düsseldorf qui dote ce prix (c’est la ville natale de Heine) ratifie toujours la décision de son jury composé d’éminents représentants du monde culturel. Or son conseil municipal fit un coup d’éclat en s’y refusant. Comme s’il tenait le jury pour un rassemblement d’enfants immatures même pas fichus de débusquer la bête immonde derrière le binoclard. Pour ne pas cautionner l’engagement politique dePeter Handke, il sanctionna donc le romancier, le dramaturge et le poète en lui. Pétitions, contre-pétitions etc : Handke était à nouveau mais outre-Rhin cette fois, l’homme par qui le scandale arrive. Las, peu après, il annonçait qu’il renonçait à son prix.
Handke est l’écrivain de l’errance, de l’incommunicabilité entre les êtres, de l’enfance sacrée, du quotidien transcendé et des infimes détails que l’on ne sait plus voir (…) Sa prose a le rythme d’une promenade à pied. On avance, on regarde, on s’arrête, on repart. Un flux et reflux (…) C’est l’Homme de Giacometti. Il a un humour ravageur. Il vit chaque jour comme si c’était le dernier.
Lisez plus avant ce que dit de lui le critique Bernard Morlino, l’un des rares qui le lise et le fréquente depuis des années. C’est d’une profonde justesse. Dans son recueil J’habite une tour d’ivoire (traduit de l’allemand par Dominique Petit, Titres/Bourgois), on trouvera in fine la reproduction d’un article fin et sensible qui donne l’une des clés de la psychologie de Peter Handke. Il s’agit d’un texte de 1991 dans lequel son principal traducteur Georges-Arthur Goldschmidt explique l’absence de dialogues et de conversation dans l’oeuvre de l’écrivain par son absolue solitude envisagée comme méthode et effort de concentration. Solitude, peur, malaise et marche à pied, autant d’étapes pour aboutir à un vide fécond et créateur. Mais d’une solitude ontologique propice au dévoilement, au perpétuel examen de soi. Il y a quelque chose de mystique dans son hypersensibilité (très bien analysée ici par Paul Edel). Là est le vrai Handke, tout en étrangeté, ellipses, ironie et retrait du monde, le seul qui importe car y cohabitent sa face lumineuse et sa face sombre.
(« Dans la baie de personne » photo Pieter Hugo ; « Peter Handke » photo François More)
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