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Le retour de Sindbad

Le retour de Sindbad

Par Daniel Lefort

 

IMG_2460Fluctuat nec mergitur : ce pourrait être la devise d’un grand livre, ou d’un grand écrivain qui plonge souvent dans le purgatoire post mortem et parfois remonte au pinacle quelques décennies plus tard avant d’entrer dans la mer de la sérénité qui porte plus ou moins durablement les œuvres et leurs auteurs sur les ailes de la renommée. La première étape, celle du purgatoire, fut le destin de Sándor Márai dans son pays natal, la Hongrie, au long des années qui ont précédé puis suivi son exil aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Déjà dans l’entre-deux guerres, son inclination antifasciste heurtait les sympathies du Régent Horthy pour les régimes bottés adeptes du bras rendu à l’horizontale. Après la guerre, sa culture bourgeoise et libérale ne pouvait qu’alimenter l’hostilité du nouveau pouvoir communiste à son égard qui, après l’avoir encensé, l’écarta de la scène publique jusqu’à son départ définitif sous la menace. Ce fut aussi le destin de son roman Dernier jour à Budapest (traduit par Catherine Fay, Albin Michel, 244 p., 19€) écrit en 1940, dont la traduction française nous est proposée aujourd’hui. Il aura fallu attendre près de quarante ans pour qu’il soit traduit à l’étranger, en langue allemande – ce qui a donné lieu à la très intéressante préface écrite par l’auteur à l’occasion de cette première traduction, et que l’éditeur français a eu la judicieuse idée de reprendre – puis près de quarante autres années pour qu’il soit enfin accessible en français.

Par un étrange effet de tiroir, Sándor Márai fait de Gyula Krúdy, le grand écrivain hongrois du début du siècle, le personnage principal de son roman qui, comme lui, connut son heure de gloire nationale avant de s’effacer de la mémoire de ses compatriotes bien avant sa mort. Márai le ressuscite sous le nom de Sindbad, l’une des créations favorites de son maître en littérature, pour lui faire parcourir le centre de Budapest dans la réalité et toute la Hongrie par la mémoire comme une version terrestre du voyage du marin fabuleux parcourant les mers dans Les Mille et une nuits. Si le titre français rend parfaitement compte du contenu du roman, le titre original – Szindbád hazamegy, « Sindbad rentre à la maison  » ou mieux « Le retour de Sindbad » – en est la métaphore et le rapproche du conte oriental, symbolisant ainsi l’héritage historique de la Hongrie où la civilisation chrétienne avait côtoyé l’ottomane.

En 1940, Sándor Márai vit le basculement de son pays dans la guerre comme Gyula Krúdy avait vécu la dislocation du royaume de Hongrie en 1920 au moment du dépeçage de l’Empire austro-hongrois par le traité de Trianon, et, comme son mentor, il entreprend de sauver de l’oubli « l’autre Hongrie », celle qui a disparu des livres d’histoire falsifiés par l’idéologie et la propagande et que l’œuvre de Krúdy illustre dans toute sa splendeur. Cette entreprise donne un résultat étonnant. En retraçant le dernier jour – imaginaire – de la vie de Sindbad dans la ville de Budapest entre son domicile à Óbuda – qu’il quitte aux aurores -, le bain turc, le café Chicago et l’hôtel London qui sont autant d’escales pour le fiacre qui le transporte comme un navire d’un port à l’autre, avant de rejoindre sa maison vingt-quatre heures plus tard pour s’y endormir à jamais, Márai transforme la déambulation rêveuse de l’écrivain – respecté comme un monument national mais dépourvu du premier sou – en une splendide remémoration du passé glorieux de la Hongrie tout auréolé de la succulence de sa cuisine, de la magnificence de ses femmes et, surtout, de la quintessence de ses poètes et écrivains.1524_1

Pays de cocagne où l’intellectuel était plus honoré que les plus hautes personnalités politiques, généraux et magistrats, – « Quand j’étais jeune, dans le métier, on respectait autant les lettres hongroises que les croyants la Sainte hostie ». Pays où une marchande de fleurs pouvait finir par régner sur un salon littéraire accueillant le prince de Galles et l’aristocratie hongroise, où « Tódor, poète et guérisseur (…) connaissait aussi bien les girafes et Michel-Ange que l’histoire de l’Espagne et les cours du ciment à Chicago ». Pays que Sindbad – partant du mince – et vital – prétexte d’une petite somme à gagner par l’écriture d’un article pour offrir une robe à sa fille – restitue dans ses odeurs et ses parfums, ses goûts et ses saveurs, ses vins et ses liqueurs, ses femmes capables de décider « à la suite d’un chagrin d’amour d’avaler leur tire-bouton par vengeance » et de se préparer « une semaine plus tard, à un rendez-vous, sans aucune raison particulière, simplement parce que c’était le printemps, ou l’automne« , et ses écrivains regroupés par la magie du souvenir dans « l’ancien panthéon (…), cet Olympe singulier où (…) se blotissait, discutait, rêvait, projetait et attendait toute une génération, dont le plus grand souci, mis à part la ration quotidienne de cigarettes et l’argent pour le dîner, était la culture hongroise, la prose et la poésie, l’extase et le rêve, cette transe sacrée et trouble qui construisait pour toujours une citadelle mythique, une sainte Hongrie éternelle ».

Mais cette remémoration ne conduit qu’à mettre le doigt sur la réalité du présent que rappellent à Sindbad ses interlocuteurs du jour : le cocher du fiacre, Ártur le conteur, Ede le maître d’hôtel littéraire du Chicago, le serveur du London, autant de comparses qui donnent la réplique à ses divagations et nourrissent sa nostalgie rêveuse. Et c’est dans cet écart entre une réalité présente sans éclat et l’évocation fastueuse d’un passé nimbé d’or et d’innocence comme un conte oriental que se glisse le sentiment poignant de la perte du monde d’hier – on pense à Stephan Zweig et à sa recréation de Vienne au tournant du siècle -, relevé par une ironie tendre, apaisée par la vieillesse de Sindbad et la vision désabusée, mais finalement consolatrice, d’un monde disparu bien qu’encore si prégnant dans la mémoire.

Comment Sándor Márai donne-t-il corps à ce resplendissant nuage mémoriel ? Proust y réussissait dans Du côté de chez Swann par une prose proliférante qui faisait surgir tout un monde de sa tasse de thé et qu’il vaut la peine de citer :

« Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis, et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, ville et jardins, est sorti de ma tasse de thé ».

D’une autre façon, Schéhérazade y parvenait dans Les Mille et une nuits en enchaînant les récits grâce aux pierres d’attente posées à la fin de chaque nuit. Sándor Márai, lui, s’appuie sur une réflexion, une réplique, un mot de Sindbad ou d’un personnage secondaire pour dérouler de longues traînes anaphoriques – « elle avait apporté… »; « il écrivait… ». À partir d’une donnée insignifiante, comme Aladin faisant surgir un génie tout-puissant d’une simple lampe à huile par la vertu d’une formule magique, il souffle ses phrases comme des bulles narratives multicolores où la précision de la description est rehaussée par des comparaisons surprenantes de justesse et qui font image de manière inattendue :

« Il traversa la pièce où dormaient sa femme et sa petite fille sur la pointe des pieds, selon son habitude, avec la démarche furtive d’un vieux chat sauvage à l’aube au fond du jardin en quête d’une proie. Ses souliers, il les tenait à la main, tel un compagnon du devoir. » Cette aptitude à faire d’un rien de l’action le point de départ d’une méditation remplie d’arabesques trouve son illustration malicieuse dans la réplique de l’imprimeur de la Hongrie libre qui reçoit la chronique écrite par Sindbad avec effarement :

« Allons-nous publier cette chronique, monsieur le rédacteur? … C’est-à-dire que, sur quatre colonnes, il ne s’y passe rien, il n’y a rien d’autre qu’un homme qui mange un poisson !… »

C’est en quoi Sándor Márai se révèle un magicien du langage qui a su restituer comme personne l’envoûtement de la ville. La magie de Budapest – cette ville qu’on visite comme en rêve et que le Danube à la fois sépare et réunit entre les collines de Buda et la plaine de Pest – est si puissante et si active qu’elle a saisi deux écrivains français aussi différents que Georges Limbour avec Le Bridge de Madame Lyane (écrit en 1937-38, à la même époque que le roman de Sándor Márai) et Alice Zeniter soixante-dix ans plus tard avec Sombre dimanche (2013). Leur point commun ? S’être abandonnés à son sortilège, à ce charme qu’elle a conservé sur les ruines de sa splendeur, et avoir pleinement ressenti la déchirure historique que Sándor Márai nous fait explorer de l’intérieur.

DANIEL LEFORT

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF.

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commentaires

3 Réponses pour Le retour de Sindbad

Janssen J-J dit: à

au charme désuet…, comme « le monde d’hier » de sz ? oui la comparaison est pertinente ; une critique un poil moins enthousiaste ci-dessous.
http://www.culture-tops.fr/critique-evenement/livres/dernier-jour-budapest
Lu récemment de Marai, un texte assez moyen sur la mise à mort de giordano bruno. Décidément « les Braises », oui, rien lu de plus grand chez lui jusqu’à présent…

Ed dit: à

Sindbad qui parcourt Budapest et ressuscite une grandeur qui n’est plus. Intéressant, on ressent exactement cette même gloire passée lorsqu’on se promène à Vienne.

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