de Pierre Assouline

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La République des livres
Leopardi deux fois plutôt qu’une

Leopardi deux fois plutôt qu’une

L’expérience est fascinante, surtout quand on ne l’a pas fait exprès : lire un poète tout en lisant sa biographie, laquelle renvoie sans cesse à son œuvre, après avoir vu un film à lui consacré. Cela peut avoir des effets néfastes pour les livres comme pour les films, l’un ne supportant pas la comparaison avec l’autre, trop en-decà dans le registre de la connaissance, ou celui de l’émotion, quand ce n’est tout simplement celui du pur plaisir de lecteur ou de spectateur.

Bref, le hasard a fait que quelques jours durant, j’ai pu me leopardiser comme jamais avant de me lover (il aimait ce verbe) dans les vers comme dans la vie de Giacomo Leopardi (1798-1837), l’un des plus grands poètes en langue italienne, biographé par l’éminent critique et écrivain Pietro Citati avant d’être mis en scène et en images par Mario Martone. Or, loin de leur nuire, cette simultanéité les avantage car une harmonie souterraine les réunit dans leur vision du grand homme.

Généralement, les biographes nous assomment d’entrée de jeu en multipliant les pages de détails généalogiques avant d’arriver à leur héros. Or cette fois, avec le Leopardi de Pietro Citati (traduit de l’italien par Brigitte Pérol, 532 pages, 28 euros, L’Arpenteur/ Gallimard), cela s’impose tant la personnalité du père est riche, influente, dominatrice. Pas question d’en faire l’économie. Il aimait et admirait son génie de fils d’un amour possessif, jusqu’à vivre à ses côtés une passion tragique. Celui-ci le lui rendait bien puisque c’est dans son temple, l’immense bibliothèque de 10 000 volumes que le père érigea entre les murs de son palais de Recanati afin que ses enfants s’y instruisent exclusivement, que le jeune Giacomo est devenu ce qu’il fut : l’esprit le plus complet, le plus savant, le plus inspiré et le plus ailé qui fut, d’une curiosité et d’une éclectisme insatiables, dont l’une des rares faiblesses était à chercher du côté de la littérature grecque classique, grande absente de la bibliothèque paternelle.leopardi

Il considérait l’imitation comme un exercice indispensable à son hygiène de vie. Elle lui était devenue naturelle, tant et si bien qu’il n’avait jamais à forcer son talent mimétique. Sa mémoire était immense. Mais plutôt que d’en faire un phénomène hypermnésique, qui conservait gravés tous les chapitres du livre qu’il venait de lire, Pietro Citati préfère l’évoquer comme « une merveilleuse machine à élaborer des souvenirs. Et si plus d’une fois il fait référence à Rousseau, le proustien en lui (lisez sa Colombe poignardée et vous ne lirez plus A la recherche du temps perdu tout à fait comme avant) reprend vite le dessus dès qu’il est question des réminiscences et de la sensation du monde de son héros.

Doté d’un regard aigu, Leopardi avait le don de déposer le monde, la nature, les êtres sur sa table d’observation et de les faire se rencontrer comme si c’était la première fois. Non sans vanité, il était victime de sa vertigineuse conscience de soi. Inquiet, intranquille, angoissé, c’était un tempérament soumis. Cet exalté rêvait de fugues et finit par oser car Recanati lui était une prison doré, un sépulcre, un désert, un lieu de ténèbres. Dormant le jour, sortant la nuit, il ne cédait pas à un caprice mû par la recherche de l’originalité, mais bien à une allergie à la blessure aveuglante du soleil.

Vers l’âge de 20 ans, ce jeune homme fluet, malingre mais droit commença à se tordre, se déformer, se recroqueviller chaque année un peu plus pour ne plus se redresser. Une tuberculose osseuse dite « mal de Pott » avait eu sa peau. Jamais il ne dépassera 1,41 mètre. Il fuyait les portraitistes. Mais si on connaît néanmoins ses traits par les rares peintres autorisés à le brosser, nul témoin n’a rapporté les inflexions de la voix, le timbre, le grain de celui disait détester la conversation à la française, jugée trop frivole, superficielle, brillante. Au creux de cette biographie d’une intelligence et d’une finesse d’écriture remarquables, on trouvera aussi des pages magnifiques pour raconter le caractère liquide, l’ondoiement de la phrase, le vague, l’indéfini de cet immense animal d’encre et de papier, ce chaos écrit, cette main courante de pensées philosophiques et lettrées qui avait nom Zibaldone (les éditions Allia nous en ont offert une remarquable édition française il y a quelques années)

Leopardi-1« Quand il écrivait, il écrivait toujours au bord de la catastrophe » souligne son biographe. Il ne vivait que de littérature, par et pour la littérature. Il se dédoublait en permanence, ce qui avait des effets éblouissants lorsque le poète tombait, littéralement, sous le charme d’une dame, son Journal du premier amour en témoigne. Il fuyait l’ennui sous tous les aspects, le vide de l’âme suscitant en lui une sorte d’horreur ; synonyme de stérilité de l’esprit, il lui était un brouillard pesant, une eau limoneuse suffocante exprimée dans la canzone A Angelo Mai :

 « …ce siècle mort sur lequel pèse/ Un tel brouillard d’ennui ?/ (…) Mais le mal qui nous afflige/ Est moins pesant, il nous ronge moins/ Que l’ennui qui nous étouffe »

…Quel secol morto, al quale incombe/ Tanta nebbia di tedio ? (…)/ E pur men grava e morde/ Il mal che n’addolora/ Del tedio che n’affoga »

Le poète du regard indirect finit dans une quasi cécité, tout cassé, épuisé, exténué par ses fugues (en ce temps-là, on mettait six jours pour se rendre de Rome à Florence et dans quelles conditions !) « Leopardi mourut avec une grâce infinie et en mode mineur, comme il avait vécu presque toute sa vie en mode mineur, dissimulant ou voilant ses douleurs, ses angoisses, sa désolation, ses passions, sa solitude, le don de son immense génie. Ses derniers jours furent joyeux » écrit Citati avant d’éteindre la lumière sur le grand poète. C’est le cas de le dire puisque, en rendant son dernier souffle, celui-ci se plaignait de ne plus la voir.

Il incarne le plus grand poète italien aux côtés de Dante. Grâce à Pietro Citati, on le cerne mieux dans sa complexité. Or, et c’est une coïncidence, au moment où je lisais sa biographie, j’ai eu l’occasion d’assister à de nombreuses séances du festival du film d’Histoire de Pessac. Au programme, il y avait le Leopardi de Mario Martone. Le comédien Elio Germano y incarne le poète avec une énergie et une vérité saisissantes. Outre ses poèmes, naturellement, ce sont ses mots même, puisés dans son abondante correspondance, qu’on entend dans un grand souci d’authenticité qui touche jusqu’aux décors, le film ayant été tourné à Recanati.

On y retrouve le libre penseur affranchi des conventions, son ironie mordante, son anticonformisme trop dérangeant pour l’establishment littéraire de l’époque, sa capacité à troubler et déranger ses contemporains par une singularité difficile à contenir, bref, son génie dans tous ses états à commencer par l’inquiétude. Le cinéaste dit avoir voulu raconter l’histoire d’une âme, et il y parvient. Car c’est bien de cela qu’il s’agit sous les apparences d’un biopic. La musique de Rossini et la lumière signée Renato Berta, le directeur de la photographie de tant de films de la nouvelle vague suisse et de Malle, Rohmer, Téchiné, Resnais, sont pour beaucoup dans la réussite de ce Leopardi Il giovane favoloso qui sera sur les écrans français en avril.

Vous avez quelques mois pour le lire le Citati avant de voir le Martone. Car, bien que l’un ne soit pas l’adaptation de l’autre, l’osmose entre les deux est si étonnante qu’elle mérite d’être remarquée. A croire que « leur » Leopardi est le bon, le vrai.