Les sentinelles de nuit de Javier Marias
Tout écrivain est d’abord un lecteur. Une évidence toujours bonne à marteler quitte à lasser. L’envie nous en prend chaque fois que, dans une interview ou une confession sur ce qui lui tient lieu d’art poétique, l’un d’eux, plus nombreux qu’on le croit, donne l’impression d’être venu au monde écrivain, né d’une génération spontanée qui ne doit rien à personne et à si peu de livres qui ont précédé les siens. Foutaises ! Parfois un petit, souvent un grand lecteur. De ceux qui ont le goût des autres et s’en nourrissent. Ils ont différentes manières de payer leurs dettes, à supposer que tous ne soient pas des ingrats. L’exercice d’admiration est le plus connu. Cioran l’a bien illustré dans un recueil fameux. Privilégiant un genre un peu différent, André Suarès a excellé dans l’art du portrait, sa façon de rendre hommage à ceux à qui il devait tant (les éditions Bartillat viennent de publier Miroir du temps qui en recueille plusieurs). Toute l’œuvre de Borgès semble un hommage permanent à ses aïeux en littérature. Ne disait-il pas, en une formule inoubliable :
« Que d’autres se flattent des livres qu’ils ont écrits : moi, je suis fier de ceux que j’ai lus ».
Javier Marias (Madrid, 1951), l’un des écrivains espagnols les plus passionnants à suivre parmi les contemporains, le fait à sa manière dans Vies écrites (Vidas escritas, traduit de l’espagnol par Alain Keruzoré et Stéphanie Decante, 206 pages, 17 euros, Arcades/Gallimard). Une façon qui n’est pas sans rappeler celle de Marcel Schwob dans ses Vies imaginaires (1896), qui trouva écho plus tard sous la plume de Pascal Quignard et celle de Pierre Michon. Voilà un écrivain complet. Non pas au sens de l’homme de lettres d’autrefois. Il ne se contente pas de briller dans tous les genres. Il prend des risques. Difficile d’ouvrir un nouveau livre (en français) de Javier Marias sans songer aux bonheurs de lecture qu’il nous a déjà procurés avec notamment des romans tels que Un cœur si blanc, Demain dans la bataille pense à moi ou plus récemment Si rude soit le début. Un enchantement réactualisé par l’engagement de l’auteur dans la cité à travers les prises de position de ses chroniques publiées dans la presse, principalement dans El Pais. Des billets souvent cinglants, acides, drôles, indépendants, d’un non-conformisme annoncé dès 1995 par son obstination à refuser systématiquement les prix littéraires officiels ou institutionnels, décernés par le ministère de la culture et d’autres :
« Je ne veux rien devoir à un gouvernement, ni celui-là ni un autre. C’est une question de conscience ».
Le ton de ses Vies écrites est de cette encre. Une vingtaine de brèves biographies construites sur le même mode, dont l’esprit et l’angle sont annoncés par le titre : « Henry James en visite », « Thomas Mann en ses souffrances », « William Faulkner à cheval », « Yukio Mishima dans la mort », « Ivan Tourgueniev en sa tristesse »… Avec une certaine dilection pour les auteurs de langue anglaise, ce qui correspond à sa formation et à son goût (il a traduit Thomas Hardy, Stevenson, Sterne, Faulkner, Conrad, Nabokov en espagnol). Or rien n’est excitant comme d’avancer dans l’inconnu avec des gens très connus. Car on ne sait jamais où il va aller chercher son angle d’attaque.
Pas d’Espagnols dans cette rafle. C’est délibéré, on s’en doute. Il ne s’est pas autorisé, trop inhibé pour le faire ; il semble que critiques et collègues lui aient par le passé dénié son hispanité (langue, littérature, citoyenneté) ; sans quoi il aurait traité aussi bien March, Bernal Diaz, Cervantès que Quevedo, Valle-Inclàn, Aleixandre et Juan Benet). L’allure en est rapide et incisive comme une bonne nouvelle. Parfois, cela en dit plus qu’une épaisse biographie ; encore faut-il l’avoir lue pour le savoir. Marias isole un petit fait vrai et resserre sa focale sur la signification qu’il lui prête au risque du procès en saintebeuvisme – ou plutôt en saintebeuverie… Il a le culte du divin détail, du trait, de la flèche. Nabokov ne disait-il pas :
« Dans l’art élevé et la science pure, le détail est tout »
Autant de vignettes savoureuses et de concentrés de vie. De l’anecdote mais en majesté. Le tout animé par une profonde empathie et une affection mâtinée d’humour- sauf pour Mann, Joyce et Mishima traités avec un humour dénué de la moindre affection… Rien de moins solennel que cet exercice irrévérencieux dans l’admiration. On sent que l’auteur s’y est amusé car c’est contagieux. Il jouit de ses formules :
« Après lui (Rimbaud), tout écrivain précoce ne pouvait être que tardif »
Qu’est-ce qui y est du ressort de sa pure fantaisie ? Nous n’irons pas vérifier. Je veux bien croire que Faulkner relisait le Quijote une fois par an. Ou que Joyce a vraiment dit qu’il rêvait de copuler avec une âme et qu’il était coprophile. Ou que Lampedusa accordait un tel prix à ses livres qu’il glissait des billets de banque entre les pages, ce qui faisait de sa bibliothèque un trésor à double titre. Ou que Rilke ait été « le plus grand poète du siècle (il y a peu de doute à ce sujet) » – et pourtant, Dieu sait que j’admire l’auteur des Elégies de Duino, mais enfin, la poésie, ce n’est pas les Jeux Olympiques et tout jugement littéraire est contestable.
« Rose, pure contradiction, plaisir/ de n’être rêve de personne entre tant/ de paupières » (épitaphe de Rilke par lui rédigée)
Bref, si ce n’est pas vrai, c’est vraisemblable. Bien sûr, emporté et grisé par son verbe, Javier Marias se laisse parfois aller à des généralités absurdes du style : « Lampedusa était excessif comme tous les écrivains ». Ou des mystères qui n’en sont pas comme le fait que chez Thomas Mann, perturbations intellectuelle et sexuelle aillent de pair. Mais il le fait avec une telle ironie, sans se prendre au sérieux, qu’on ne saurait lui en vouloir. Même lorsqu’il se trompe : non, cher Javier Marias, il est faux de dire que « jamais personne n’a rien dit contre Kipling » car il a été âprement critiqué, tant l’homme que l’écrivain, notemment par George Orwell qui l’a exécuté dans un essai à lui consacré dans Horizon (février 1942).
Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, l’éditeur a eu la bonne idée d’accompagner Javier Marias en librairie en rééditant en poche ses nouvelles complètes, justement, sous le titre Mauvaise nature (493 pages, Folio), où l’on retrouve notamment « Ce qui dit le majordome » et « Quand j’étais mortel ». Tout cela venant à point et pas par hasard alors que paraît son dernier roman Berta Isla (Berta Isla, traduit de l’espagnol par Marie-Odile Fortier Masek, 590 pages, 23 euros, Gallimard) encensé lors de sa parution en Espagne il y a deux ans.
Quelqu’un a tué Janet. A partir de là… Berta Isla, une pure madrilène de la cinquième génération, beauté brune et sereine, plaisante et imparfaite. Elle fréquente Tomàs Nevinson, moitié anglais-moitié espagnol, depuis la classe de première. Ils allaient avoir quinze ans. Un couple si précoce était-il voué à développer une relation « pseudo-fraternelle », du moins dans les premiers temps, quitte à ce qu’elle les rattrape plus tard et gouverne leur vie autrement que les couples plus tardifs ? Une journée dans leur vie commune suffira à faire basculer leur destin vers l’inconnu. Berta Isla connaît-elle vraiment celui qu’elle croit aimer ? On en revient à Proust, dont la musique résonne en sourdine, et à ce qu’il en disait dans une lettre :
« Nous vivons auprès de gens que nous croyons connaître. Il nous manque l’événement qui nous les révèlera autres que nous les savons »
Tom Nevinson, très doué pour les imitations, ferait une taupe idéale. D’ailleurs L’Agent secret de Conrad traîne ses guêtres dans plusieurs pages, de même que les poèmes de T.S. Eliot et, plus inattendu, La Sculpture funéraire d’Erwin Panofsly. Ca se passe dans l’Espagne d’avant. Un pays où il n’y a pas de politique : juste les ordres du Généralissime. La trahison en est le fil rouge, ce qui n’étonnera pas les fidèles lecteurs de Javier Marias tant ils le savent obsédé par la chose. Lui-même en convient et la fait remonter à un événement traumatisant de la guerre civile : la dénonciation de son père, le philosophe républicain Julian Marias Aguilera, aux phalangistes par … son meilleur ami.
Douze après sa disparition, Berta Isla retrouve Tom, son jeune mari qu’elle croyait disparu au cours d’une opération spéciale des services secrets britanniques pour lesquels il effectuait une mission. Pénélope et Ulysse s’inscrivent en filigrane tout le long de ce récit couturé d’incertitudes, de masques, de silences et d’effacements. Le colonel Chabert est en embuscade dans certains chapitres : on espère retrouver le disparu donné pour mort mais on craint tant sa résurrection que son retour. Sauf que Tom aurait pu donner des nouvelles, tout de même. Les ordres ont beau dos. Elle ne saura jamais ce qu’il a fait pendant tout ce temps et en nourrira un ressentiment de femme trompée.
Il serait vain de dresser l’inventaire d’un tel roman, non seulement parce que cela gâterait le plaisir de le découvrir mais encore parce que sa richesse ne se réduit pas à une accumulation de morceaux de bravoure, de formules, de faux-semblants ou de situations. C’est une mélodie envoûtante qui nous enveloppe dès le début et ne nous lâche pas (à feuilleter ici pour s’en faire une idée). Tout ce qui y est dit, chanté, murmuré mais rarement hurlé, ne prend sens que par le tout. La fidélité ne s’explique pas et « les loyautés imméritées » encore moins.
L’auteur s’installe, prend son temps, digresse. Ses descriptions sont foisonnantes. Visiblement, il s’y plaît. Portrait de femme ou portrait de couple, ses portraits se déploient en un luxe inouï de détails dans la peinture de chaque trait. Il ne lui faut pas moins de trois pages pour dessiner le visage de son héroïne. Voilà un romancier qui engage à chaque fois une conversation jamais bavarde avec l’invisible lecteur traité en ami. Faut-il être parvenu à ce degré d’intimité pour employer si souvent l’expression « petite culotte » s’agissant de celle de ses héroïnes bien sûr, comme si l’homme derrière l’auteur éprouvait une certaine jouissance à accoler systématiquement le nom et l’adjectif. A la réflexion, un tel sous-vêtement ne saurait être autrement : a-t-on jamais entendu parler de « grande culotte » ? Ce serait donc pléonastique et uniquement justifiable par le plaisir secret qu’il y a à la prononcer. Mais ça passe comme le reste car Javier Marias a une rare qualité dont il fait preuve de bout en bout : la tenue, l’élégance.
A noter la qualité de la traduction Marie-Odile Fortier Masek, aussi impressionnante que pour Si rude soit la nuit. Même si « mature » en lieu et place de « mûr » me choquera toujours ; son origine latine ne fait guère de doute et « immature » sonne agréablement aux oreilles, mais c’est ainsi. Parfois, certains mots demeurent tels quels en espagnol. Ainsi imaginarias, aussitôt rattrapé après la virgule par « ces sentinelles de nuit » qui n’ont pour effet que d’en augmenter le mystère.
S’il y a en un que l’on ne s’attend pas à trouver au détour d’une page dans ce roman, c’est bien Gérard Philipe. Parfaitement, « le » Gérard Philipe ! Il surgit pourtant page 19 car sa coiffure rappelle celle d’un des personnages principaux (mais quel lecteur espagnol de 2017 peut bien avoir la moindre idée de la crinière en question ?). Et comme j’appartiens à cette catégorie de lecteurs qui ne peuvent s’empêcher de commencer, et parfois de poursuivre, la lecture de deux ou trois livres en même temps, mon trouble n’en a été que plus grand de constater que le récit lu en parallèle était Le dernier hiver du Cid (195 pages, 17,50 euros, Gallimard), vibrant portrait du comédien par le futur gendre qu’il ne put connaître, l’écrivain et critique Jérôme Garcin. A sa mort à l’âge de trente-six ans qui le figea dans les mémoires en éternel jeune homme, l’auteur avait trois ans.
On ne s’attend pas à lire quelque chose de critique ; on le sait porté par l’admiration ; sauf qu’elle ne verse jamais dans l’hagiographie. C’est d’un hommage qu’il s’agit mais si personnel, intime, privé, que l’empathie nous saisit dès les premières pages tant pour le peintre que pour le modèle. On le suit pas à pas dans le rétrécissement de ses jours d’août à novembre 1959 avant l’ultime tombée de rideau. Même avec le recul des soixante années, comment résister à cette allure et cet allant de « grand jeune homme inachevé », cette beauté, cette présence surtout, aussi manifeste dans le grand répertoire que dans des films tels que La fièvre monte à El Pao. Ou Modigliani dans Montparnasse 19. Claude Autant-Lara lui avait su lui faire des films à sa mesure en adaptant pour lui de grands livres (Le Diable au corps, Le Rouge et le noir, le Joueur), de même que René Clair (La Beauté du diable, Les Grands manœuvres). Quelle filmographie !
Le portrait, d’une sensibilité communicative, est de facture très gracquienne (on ne se refait pas) dans la précision lexicale, la justesse de l’observation, l’aigu du regard. Tous ses grands rôles sont rappelés au fil du récit et leur nombre paraît étourdissant pour une existence si brève : Hamlet, Lorenzaccio, le prince de Hombourg, Rodrigue, Ruy Blas, Richard II, Octave, Fabrice del Dongo, Monsieur Ripois, Julien Sorel… Il y a de belles pages sur ses amis, l’écrivain Georges Perros en tête, Jean Vilar bien sûr son maître, René Clair. Des formules frappantes aussi. Christian-Jaque par exemple sur son Fanfan la Tulipe :
« Il jouait si bien que même le cheval croyait qu’il savait monter »
Son secret l’animait et le gouvernait intérieurement. Son secret : son père, un avocat Croix-de-feu et militant PPF devenu collabo sous l’Occupation, « affairiste notoire et requin d’affaires », condamné par contumace, planqué en exil après la guerre du côté de Barcelone. Le comédien ne cessa de se tourmenter pour le présent et l’avenir de celui à qui il avait pardonné ; à l’agonie, il s’inquiétait encore des moyens de subsistance de son père.
Compagnon de route du PCF, leader du syndicat des acteurs, TNP plutôt que Comédie-Française, il se voulait militant antifasciste et n’aurait pour rien au monde raté la marche de l’appel de Stockholm contre la bombe atomique… Sa mort prématurée lui aura évité d’incarner Raul Castro, combattant de la Sierra Maestra, comme il en conçut le projet au retour d’un séjour à Cuba à l’invitation de Fidel. Le mal le gagnait. Il était de plus en plus fébrile mais on lui proposait de plus en plus de rôles, à l’écran comme sur les planches : Le Procès d’Orson Welles, l’Histoire du soldat de Ramuz et les Bâtisseurs d’empire de Boris Vian. Lui n’en avait plus que pour les tragiques grecs. Alors que ses forces l’abandonnent tout doucement, il n’avait pas la tête ailleurs mais à Athènes.
Dans ces moments-là, on oublie le mal que la vie vous a fait. Mais vos amis posthumes, eux, n’oublient pas. Jérôme Garcin, l’homme du Masque et la plume, a bien raison de rappeler et de citer les critiques qui l’ont le plus atteint, celles qui ont vraiment cherché à lui porter préjudice, à lui nuire, à éteindre sa jeune carrière, à le tuer dans l’œuf, pour des raisons moins artistiques que politiques, pour la plupart publiées dans Arts de Jacques Laurent et signées d’un certain François Truffaut.
Gérard Philipe, ce n’était pas une certaine idée mais un certain moment de la France. Pour beaucoup demeure une stature de jeune dieu, mais pour l’auteur, c’est Gérard. Une ombre tutélaire à laquelle il devait ce livre affectueux. Il était habité par le sentiment de l’urgence, peut-être parce qu’il pressentait sa fin prématurée. Carcinome hépatocellulaire. Autrement dit : cancer primitif du foie. La Faculté lui donna six mois maximum. Lui voulut croire à un simple abcès amibien. L’entourage ne le démentit pas. A qui bon gâcher les derniers temps. On le traita. Il crut que les médecins venaient de lui offrir une seconde vie.
Elégant jusqu’au bout, Gérard Philipe. Une présence et une âme. Ce livre est le tombeau qu’il méritait. Il avait aussi été le Cid à Avignon. Il a été enterré dans le costume de scène de Don Rodrigue. Sûr que Javier Marias a du connaître ce détail.
(« Photo de couverture des éditions espagnole et française de Berta Isla » ; « Javier Marias » photos D.R.; « Les cigarettes Marcovitch », marque de cigarettes fumée par Tomas Nevinson, unique illustration reproduite dans Berta Isla page 98 ; « Gérard Philipe à une manifestation communiste » photo D.R. ; « Anne et Gérard Philipe » photo Marc Riboud ; « Gérard Philipe dans le Cid » photo D.R.)
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