de Pierre Assouline

en savoir plus

La République des livres

Louise Labé : le choix de la Pléiade est une « momerie » !

Par Heliane Bernard

Suite à votre chronique « Du rififi chez les seiziémistes » qui me tombe sous les yeux ce jour, il me vient un certain nombre de réflexions à adresser à l’écrivain et au journaliste que vous êtes.

« À l’examen, il apparait bien que des poètes humanistes s’étaient réunis autour du grand Maurice Scève pour concocter ce canular nourri de Sappho, Ovide, Catulle… » écrivez-vous.

Peut-être devriez-vous, avant d’écrire une telle phrase, vous appuyer sur les textes, rien que les textes.  Je vous invite à comparer la poésie de Louise Labé, d’une simplicité raffinée, à celle de Maurice Scève, obscure, hermétique et qui, malgré sa position de chef de file de l’Ecole lyonnaise dans la première moitié du XVI ème siècle n’a pas traversé les siècles (un inconnu sauf des spécialistes). Il faudrait en dire autant des poètes Claude de Taillemont, Jean ou Mathieu de Vauzelles,  Charles Fontaine, Pontus de Thyard…, « hommes aussi farceurs que virtuoses » qui  auraient donc montré un talent que l’on ne retrouve pas dans leurs œuvres ?

Comment ces messieurs qui auraient participé à cette escroquerie auraient- ils pu atteindre la hauteur des écrits de Louise Labé ? Comment auraient-ils pu s’accorder sur un ton, sur une «sensibilité stylistique exceptionnelle » comme l’a souligné Paolo Budini dans son étude parue chez le très fameux éditeur florentin  Leo S.Olschki Editori [1]. La poésie de Louise Labé, quand on l’analyse, montre sa rigoureuse architecture, son haut degré de culture dans la versification et une clarté que ne montrent jamais les poètes qui l’entourent. Son modèle est toscan, mais imprégné de ses propres richesses. Ecoutez particulièrement la musique de ses élégies et de ses sonnets.

« Bref, la guerre est relancée, car l’enjeu dépasse l’histoire littéraire. Il faut comprendre : quel sale coup pour les féministes si on leur enlève l’une de leur icône et même « un emblème pour les études de genre ! »

Laisser entendre que seules les féministes y perdront dans l’affaire, c’est un peu court, monsieur Assouline. On ne peut pas écrire que les lecteurs (spécialistes ou non) qui ont admiré et étudié Louise Labé ont de simples motivations féministes.

Ne faudrait-il pas citer d’autres références que celle de madame Huchon ? L’éminent historien Jacques Rossiaud n’a pas hésité à qualifier  son livre, réduisant Louise Labé à une créature de papier,  à « une érudition à œillères »[2] ?

Je vous renvoie aux articles d’un grand spécialiste de Louise Labé, Monsieur Paolo Budini, qui a travaillé plus de trente ans sur la poétesse Louise Labé, autant qu’aux ouvrages de Madame Madeleine Lazard à qui Le Monde (honte à lui) n’a pas accordé un droit de réponse [3] à l’article d’un  Marc Fumaroli (non spécialiste du XVI ème siècle) Eliane Viennot, Michèle Clément, Béatrice Alonso…,  qui n’ont pas besoin de faire des coups médiatiques comme l’a fait M. Huchon, professeur à la Sorbonne, un lieu qui n’est plus, espérons-le, ce qu’en disait Rabelais.

Je pourrais ainsi vous abreuver de références qui vous éclaireraient sur l’œuvre de Louise Labé. Je rappellerai seulement que Louise Labé au moment où ce prétendu groupe de poètes se serait réuni pour composer cette « momerie » existait bel et bien. Elle était belle, riche et connue.

« À l’examen, il apparait bien que des poètes humanistes s’étaient réunis… » À quel examen vous êtes–vous soumis ? A quels contradicteurs ?  Quelles références nous donnez-vous pour une telle affirmation ?

Ce qu’imprime La Bibliothèque de la Pléiade est peut-être « gravé dans le marbre de la postérité », mais le marbre aussi peut être attaqué, limé, effacé, brisé. Les éditions Gallimard qui ont confié à M. Huchon le soin d’annoter l’édition des Œuvres complètes de Louise Labé ne se sont guère montrées pertinentes. Si l’on considère tous les articles qui la contredisent, non, cet ouvrage ne consacre pas « la thèse iconoclaste » de M. Huchon, mais consacre seulement la puissance des réseaux parisiens et le manque d’esprit critique de ceux qui lui emboitent le pas. Le public n’est pas toujours dupe. Ce choix de la Pléiade est une « momerie », une « farce ».

La thèse soutenue par M. Huchon, un gros livre et une masse de documents, signifierait aussi que les personnes qu’elle évoque, à savoir des personnes aussi réelles que Clémence de Bourges, fille du lieutenant général du Piémont, dédicataire des Œuvres de Louise Labé,  se seraient prêtées à cette mascarade ? et Robillart, le fonctionnaire responsable de la concession  du fameux Privilège du Roy accordé  à Louise Labé serait aussi partie prenante de cette  moquerie et aurait accueilli une œuvre d’une Louise Labé poétesse qui n’aurait pas existé ? « Peut-on imaginer un privilège royal fictif, alléguant faussement l’autorité royale, le nom du roi Henri II et celui de Robillart, (sans doute Nicole Robillart, procureur au Grand Conseil) ? La chose est peu probable. Se jouer du nom du roi ne parait pas possible. » [4]Je rajouterai que le Privilège d’auteur était un document institutionnel dont les bénéfices étaient reconnus au profit du bien public puisqu’il institutionnalisait la propriété littéraire. Louise Labé ne fut d’ailleurs pas la seule femme autrice à en bénéficier, puisqu’il fut attribué à Marguerite de Navarre, sœur du roi François 1er, à Georgette de Montenay, à Anne de Marquets… Sont-elles aussi des créatures de papier ? Une supercherie littéraire, fruit du groupe de correcteurs de l’éditeur imprimeur Jean de Tournes ?

La thèse de M. Huchon tentant de prouver que Louise Labé ne serait qu’une « créature de papier » tombe à plat même si elle a fait le buzz. Croyez-vous vraiment que le groupe de correcteurs de l’imprimeur Jean de Tournes auraient été tous d’accord pour ce canular ? Et que faites-vous de l’égo des créateurs qui renonceraient à une telle publicité ? Quant aux « contributions anonymes », les signataires des « Hommages à Louise » ne sont pas anonymes car pour la plupart, elles sont identifiables soit à travers leurs devises, comme celle de Maurice Scève « Non si non la » ou « Devoir de voir » de Claude de Taillemont, ou encore « D’immortel zèle »  de Jean ou Mathieu de Vauzelles… soit par l’étude de leur style.

Non seulement M.Huchon ne démontre rien dans son épais et fastidieux opus Une créature de papier mais de façon subversive,  elle a placé en couverture le tableau sur  bois la Laïs de Corinthe, (1526) de Hans Holbein le Jeune, portrait d’une célèbre courtisane grecque du Vème siècle av. J.C., laissant couler de ses mains une bourse de pièces  d’or.  Ainsi, dès la couverture de son livre, les jeux sont faits, la cause est entendue : Louise Labé est une courtisane. Or on sait parfaitement d’après les titres de propriétés de son père et de son mari et d’après son testament que Louise Labé « cette poupée désarticulée sur son lit mol de courtisane »( Huchon, p. 275), était très riche, fille et femme de cordier, bourgeois à l’aise et considérés à Lyon. Je ne citerai que la propriété de son château à Parcieux en Dombes dont le propriétaire actuel, qui dispose d’archives notariées sur Louise Labé, s’est étonné de n’avoir jamais eu la visite de Madame Huchon.

Je crains, Monsieur Assouline, que cet épître ne soit pas de votre goût. Peu importe. Il fallait bien qu’en tant que lectrice assidue des poètes du seizième je réponde à un article qui manque singulièrement de sérieux même si votre plume allègre le rend facile à lire.

Heliane Bernard

[1] Paolo Budini, Louise Labé poétesse lyonnaise, Essais, Etudes, épreuves de lecture, en 2017 et à  son  L’opéra di Louise Labé Lionese , chez le même éditeur

[2] In Jacques Rossiaud, Lyon 1250-1550 : réalités et imaginaire d’une métropole, Champ Vallon éditeur, 2012, p. 43.

[3] Texte ci-joint.

[4] Michèle Clément et Edwige Keller-Rahbé, Privilèges d’auteurs et d’autrices en France ( XVIème-XVII ème siècles : anthologie critique, classique Garnier, 2017, p. 161.

(« Helinae Bernard » photo D.R.; « Laïs Corinthiaca », huile sur bois de Hans Holbein le Jeune, 1526, Suisse, Kunstmuseum de Bâle, Amerbach-Kabinett, 1662).

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, LE COIN DU CRITIQUE SDF.

4

commentaires

4 Réponses pour Louise Labé : le choix de la Pléiade est une « momerie » !

Marie Sasseur dit: à

Bravo et merci Madame Bernard, on se sent moins seule.

Marc Court dit: à

Je ne peux effectivement qu’applaudir.j’ai dit en son temps que feu Marc Fumaroli avait ses raisons , mauvaises, pour soutenir la thèse de Mireille Huchon.
Une réserve: Maurice Scève n’est pas si nul que cela. Il est par contre parfaitement exact de souligner que son Hermétisme même l’empêche précisément de jouer les Louise Labbé. Et de montrer malignement que, pour ce genre de mystification littéraire, quelle qu’elle soit, il faut toujours, pour que l’argument paraisse recevable, qu’un maximum de personnes soit au courant! Ce qui ne peut évidemment pas être.
Madame Huchon aurait du se cantonner à son Nostradamus.
Bien à vous.
MC

Christian-Alexandre Faure dit: à

Quelle audace Madame Heliane Bernard. Vous n’avez donc pas peur de vous attirer les foudres de la Sorbonne !

J. Deutschmann dit: à

Quelle verve mettez-vous Heliane Bernard à mettre les points sur les «i» à ces propos diffamants en citant tant de références justifiées pour défendre de ces attaques frontales une poétesse qui le mérite tant !

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*