L’un et l’autre en Maurice Barrès
Qui ça ? Maurice Barrès. Les jeunes générations de lecteurs, et même de plus âgées, n’imaginent pas l’empire considérable que Charles Maurras et Maurice Barrès ont exercé sur les esprits dans la France de la première moitié du XXème siècle. Aujourd’hui en librairie, il n’en reste rien, ou presque. Il faut bien chercher. Le fait est que Maurras est illisible et que Barrès n’est pas lu.
Ni défense, ni illustration, Antoine Billot a conçu son Barrès ou la volupté des larmes (210 pages, 19,50 euros, Gallimard) comme une visite. De celles qu’un jeune écrivain rendait autrefois à un glorieux aîné admiré dans l’espoir d’en ramener un improbable adoubement. De quelles larmes s’agit-il ? « L’éclat des larmes que l’esprit répand transfigure l’univers qu’il contemple » notait Barrès dans Un homme libre. Cinq chapitres, cinq moments de son passage sur terre, de l’âge de 8 ans à l’année de sa mort en 1923.
Une biographie est une enquête, un portrait est une quête. Ce n’est pas affaire d’archives, de sources et de témoignages mais d’hésitations, de vacillements, d’incertitudes, de frémissements et d’instants décisifs. Qu’importe l’exactitude des situations du moment qu’en jaillit la moelle d’une existence, la vérité de l’homme. Le portraitiste a le verbe précis, le trait aigu. Au physique, il ne l’a pas raté : peau couleur mauresque, regard de corbeau espagnol, allure de grand étudiant gauche. Il ressemble au capitaine Dreyfus. Un comble ! Dur à avaler pour la Ligue des patriotes.
Il s’autorise l’ellipse sur des pans entiers de sa vie politique, préférant s’attarder sur la charge de paradis perdu qu’il y a dans le « jadis » lorsque c’est Barrès qui en use et abuse au point d’en faire une signature. Ainsi peut-on évoquer son propre pays comme un pays lointain, la gorge nouée de regrets pour un temps révolu. Mais lui-même mettait en garde contre la toxicité de cette nostalgie, la mélancolie qui lui faisait cortège, en prévenant que rien n’empêche le bonheur comme le souvenir du bonheur. « Maurice » comme il l’appelle ne se débarrassera jamais du lumineux fardeau constitué par un glorieux grand-père, le spleen mosellan, le souvenir d’une enfance provinciale entre colline de Sion et cimetière de Vaudémont. Il n’eut de cesse de consulter ses morts, et de se livrer à un entretien infini avec eux. Jamais il ne fut déçu dans son amour des disparus. Ce qui ne l’empêcha pas de se rendre régulièrement au boxon, mais pour s’y mettre à l’écoute de la rumeur du monde, qu’alliez-vous imaginer ! De quoi le changer un peu des nécropoles à baldaquin. L’amoureux en lui a l’envolée facile. Anna de Noailles, poétesse admirée de Proust et femme au cœur innombrable, en sait quelque chose : « cristal », « vase d’or », « ruche de verre », « folie avisée », voire, « jeune Ulyssse frigide »…
De toute façon, le Lorraine était sa mère, sa femme et sa maîtresse. Il couchait avec la terre où les siens étaient couchés. Les derniers grands barrésiens ? Aragon, Malraux… Et même Breton et d’autres encore qui l’avaient pourtant condamné en le déférant au tribunal de Dada et finirent par reconnaître, toutes comptes faits, l’éclat sans pareil du poète en prose. Pas étonnant que celui-ci se soit si bien entendu avec le général de Gaulle. Ils avaient en commun avec leur maître le goût des forêts (« Sylvas inter reptare salubres”) et la splendide désinvolture avec laquelle il a habillé son désespoir.
De temps en temps, une courte citation s’insinue en italiques. Présence de Barrès. Juste assez pour donner à nouveau envie d’y aller voir, jusqu’à reprendre Mes cahiers ou Sous l’œil des barbares. Sa mystique du cimetière français réussit à ne pas verser dans le morbide. Ce besoin de terre, de racines, d’aïeux, cette constante nécessité de galerie d’ancêtres, de passé immémorial, c’était sa manière de se rassurer en prenant la mesure de la permanence de toutes choses essentielles autour de lui. Ce qui distingue la terre du sable, le plein du vide, c’est justement la présence des morts. Ce doit être lourd de porter ses morts en bandoulière, quand bien même les eût-on sublimés. Toute une vie à l’écoute de leurs voix… Grâce à eux, tout est bien là comme autrefois, intangible. Pour ceux qui en douteraient encore, notre irrépressible désir de repères ne date pas du début des années 2000.
Les Déracinés (1897) proposait de faire du mot « tumulte » l’oriflamme de la langue et de la légende nationales. Mais comme le fait justement remarquer Laurence Campa dans le passionnant dossier que la Revue des deux mondes vient de consacrer à « 1914-1918, la fin d’un monde » : « On n’en pouvait plus, au front, de la propagande de guerre à la Barrès, on voulait des textes dans lesquels on pouvait se reconnaître comme dans Le Feu d’Henri Barbusse ». A défaut de s’y être replongé récemment, on fait confiance à Antoine Billot, qui semble avoir vécu en Barrès de tous temps et à tous âges. Il a peut-être trouvé le Maurice qui, en Barrès, avait passé sa vie à chercher la personne qu’était la France, celle à laquelle Michelet l’avait identifiée, après avoir précisé que l’Allemagne était une race, et l’Angleterre un empire. Son texte ailé, modeste et précieux paraît dans la collection « L’un et l’autre » que créa et dirigea J.B. Pontalis. Son écriture a été achevée entre sa mort et celle du père de l’auteur, pilier de la collection à laquelle il avait déjà donné quatre livres. L’un et l’autre veillent sur ce livre. M. Calet eut conseillé de ne pas trop le secouer car il est plein de larmes invisibles.
On croise le pascalien, le péguyste, l’antidreyfusard. Alors Dreyfus, bien sûr. La question incontournable, comme on ne disait pas. On disait plutôt « l’Affaire » comme s’il n’y en eut et il n’y en aurait jamais qu’une susceptible de déchirer les Français. Billot tient que Barrès ne s’est même pas posé la question de l’innocence du capitaine tant cela lui paraissait déplacé en regard de l’honneur de l’armée française. Et puis quoi ! Malgré cette obstination à passer outre le sort d’un individu quand celui de l’institution était en péril, il y eut dans les Familles spirituelles de la France (1917) non un repentir mais cet aveu par lequel il reconnaissait les israélites français comme des membres naturels du corps national – ce qui revenait à manger son chapeau après le torrent de boue et de calomnies sur eux déversé pendant tant d’années.
On s’en doute, les pages que l’historien de la littérature Uri Eisenzweig consacre au cas Barrès dans Naissance littéraire du fascisme (166 pages, 19 euros, Seuil) rendent un son plutôt différent. Ces deux livres sont de facture très différente. Mais il est une scène, sur laquelle le second focalise de manière aiguë, qui pourrait se trouver dans les deux : le récit par Léon Blum de sa visite à Maurice Barrès. Il savait certes que ce « frère aîné » était antisémite mais ne jugeait pas, de même que tant d’autres, que cela le prédestinait à basculer ainsi.
Uri Eisenzweig propose de voir les prodromes du fascisme dans le refus de l’universel et l’affirmation d’un déterminisme racial tels qu’ils s’expriment chez le Barrès chef de file de l’antidreyfusisme militant. Il invite à relire Les Déracinés sous une autre loupe, roman balzacien qui se veut également un antiroman, pour conclure qu’il n’y pas de plan chez Barrès : « Pas d’intention claire ou une vue d’ensemble qui expliqueraient ses prises de position ». De quoi revoir le concept de culpabilité à l’aune de l’attitude de Barrès durant l’Affaire. Un cas extrême d’obstination dans l’absurde. Car il tient le capitaine condamné non pour un officier mais pour un personnage, une fiction. Il le nie comme homme. L’écrivain ne veut même pas qu’on lui raconte l’injustice commise : la trahison de Dreyfus, il la déduit de « sa race ». C’est assez pour récuser par avance tout récit de son innocence car il serait stricto sensu empoisonnant.
801 Réponses pour L’un et l’autre en Maurice Barrès
m’a amplement suffi.
Le « t » est superfétatoire.
Ah les femmes de votre génération !
Y’a pas des cours dans un Greta ?
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commentaires