N° 115 La fin du don, le don de la fin
Le retour à l’internat, le dimanche soir. Tout l’après-midi dévasté par la perspective du brouillard, du train, du dortoir… Aucune blague de potache sur les miches de la boulangère n’y remédiait.
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Brian de Palma, le cinéaste bling bling. Sympathique, roublard, attendrissant, décevant.
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Les obsolètes : dire « on va chez Untel » quand on va au théâtre. « On va chez Jouvet » quand on allait à l’Athénée, « chez Renault-Barrault » quand on allait à Marigny, « chez Dullin » quand on allait à l’Atelier, « chez Marcel Herrand » quand on allait aux Mathurins, « chez Pitoëff », quand on allait à l’Œuvre…
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Le seul animal qui désarçonne Buffon : le chat. Il éprouve de l’empathie pour le scorpion du Languedoc et le charançon du pois, mais ne comprend rien au chat.
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Roger Federer, dernier joueur de tennis civilisé.
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(Suite)
L’extrême vulgarité de Roland-Garros, tel que vu à la télévision. Vulgarité des joueurs (de leur tenue vestimentaire, de leur style tennistique, de leur gueulement au service, de leurs tics), vulgarité du public (qui glapit des insanités, annonce les points avant l’arbitre, insulte le joueur qui n’a pas la cote), vulgarité du filmage (mouvements d’appareil exaltés, montage hystérique, gros plans obscènes des joueurs sur leur chaise, croquant une tablette énergétique, et buvant à la bouteille), vulgarité des arbitres penchés en avant, comme prêts à péter. Il n’est pas jusqu’aux ramasseurs de balles tenus de rester en génuflexion comme des esclaves, qui n’inspirent le dégoût.
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Rarissimes, les gens qui ne s’adressent pas à un jeune enfant comme à un demeuré.
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(Suite)
Accuser un « retard mental de 38,5% ».
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Les Suisses, qui, pour dire qu’il pleut de la neige fondue, disent : il pleige.
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En hébreu, le mot qui signifie « don » (mattanah, sauf erreur), et qui fonctionne dans les deux sens : celui qu’on fait, comme celui qu’on reçoit. Celui qui reçoit fait à celui qui donne le cadeau de lui permettre de donner.
(L’hôte reçoit l’hôte reçu.)
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(Suite)
Les cartels, à côté des tableaux : « Don de M. Untel ». Sur les abribus ruraux : « Don du Conseil général ». La brutalité de cette grossièreté. Cosaques du Don.
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Les sonnets « à chute », construits comme des histoires belges, et dont le dernier vers appelle l’ovation.
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(Suite)
« Les maîtres de premier plan se reconnaissent à ce qu’en grand comme en petit, ils savent trouver la fin de manière parfaite, que ce soit la fin d’une mélodie ou d’une pensée, le cinquième acte d’une tragédie ou d’une affaire d’État. Les maîtres de second plan s’agitent à l’approche de la fin, et ne descendent pas vers la mer avec cette harmonie fière et calme qu’a, par exemple, la montagne à Portofino – où le golfe de Gênes achève de chanter sa mélodie » (Nietzsche). Dans Morocco (en français Cœurs brûlés), le début de la fin est marqué par une sorte d’à-pic, d’accélération, dans les gestes, dans les yeux des personnages, le montage ; et puis la courbe descendante commence, comme à Gênes, « fière et calme » ; et, comme à Gênes, où finit la terre et commence la mer, une nouvelle vie s’annonce. Toute fin réussie est un début (voir les dernières pages du Temps retrouvé).
Celui qui reste sur la terre ferme et ne passe pas d’une vie à une autre, alors celui-là est tout à fait fini. Son bras gauche (celui d’Adolphe Menjou, dans Morocco), resté en l’air dans l’espoir d’un ultime retournement, retombe lentement. Il meurt, avec sa petite moustache et son chapeau – non sans dignité, mais sans courage.
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(Suite)
Quant à Mouchette, c’est elle-même qui descend, qui se descend, vers sa rive finale. Là aussi, un dernier à-pic d’espoir, quand passe le tracteur, une petite « agitation », avant de se laisser aller, de se laisser prendre par l’eau, d’y noyer son chagrin.
« Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité ! »
Magnificat.
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(Fin)
La péroraison de la sonate de Liszt, longue et grande cathédrale, dans sa première version : un tsouin-tsouin d’une demi page, tarazim-boum-boum, de plus en plus haut, de plus en plus fort, j’ai écrit un chef-d’œuvre et je le montre, préparez-vous à m’applaudir. Puis, à la réflexion, Liszt barre tout ce cirque de grands traits rouges, et commence une lente descente vers le grave, de plus en plus lent, de plus en plus bas, comme une asymptote, jusqu’à cette note unique, tout en bas, un début de silence.
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Le Muray de la semaine
« Ce qui anime cet épouvantail dont l’inconscient est structuré comme un panier à salade, la seule chose qui le réveille, c’est la haine. Avec son idéal de rafle. Je la vois, cette haine, sortir de lui par deux fois au moins, ce soir, je la vois gicler par surprise à deux reprises, comme une sorte
de grosse bête visqueuse, une espèce d’Alien jaillissant de son sinistre visage rigolard comme d’une plaie : quand il fait vibrer la corde de la passion jalouse de l’égalité (les patrons de messageries gagnent bien plus de fric que vous ! crie-t-il à la cantonade) et quand il joue à être le flic qu’il est (« Attention, je vais relever les noms ! » gouaille-t-il au public qui ose le chahuter).
Comme il est sympathique, ce gros Charasse. »
(Ultima necat, t. IV)
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PRO DOMO – VIENT DE REPARAÎTRE
Nous autres Français devons faire notre deuil d’une bonne part de Shakespeare. La meilleure, disent les Anglais : sa poésie. Admettons-le. Mais offrons à ce réprouvé de naissance au moins l’hospitalité d’une langue qui s’affirme haut et clair comme une vraie langue, digne de ce nom, comme une langue qui ne se prêtera pas plus à la traduction que la sienne, et qui peut-être lui sera douce dans son lointain exil. Il faut retraduire tout Shakespeare, avec courage, orgueil et patience. Rendre à ce théâtre génial sa violence et sa rapidité, y mettre tout le savoir-faire possible, en écoutant notre langue et notre voix autant que les siennes : en satisfaisant aux exigences du théâtre français. Nabokov : « Qu’est-ce qu’une traduction ? Sur un plateau, la tête pâle et flamboyante d’un poète. » Décapiter l’auteur est suffisant ; ne jetons pas le plateau.
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VIENT DE PARAÎTRE (RAPPEL)
Les problèmes parus entre 2011 et 2017 dans le Nouvel Observateur. Les Belles Lettres, 480 pages, 17,90 €
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La troisième série de petits Papiers (Papiers découpés), parus sur Bibliobs.com, fera l’objet d’une publication en volume et n’est plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014), la deuxième (Papiers recollés) sous le titre Le cul rose d’Awa (Du Lérot 2020, disponible sur commande, en librairie ou chez l’éditeur.
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