de Pierre Assouline

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La République des livres
N° 100 Al Capone et les Chinois

N° 100 Al Capone et les Chinois

Par Jacques Drillon

La blague qui circulait, au moment de la publication de Le cru et le cuit, de Lévi-Strauss : « Chez moi, c’est plutôt Le cramé. »

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Des vies qui se terminent par des obstructions, des autres par des fuites.

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Roosevelt, qui veut aller à la radio déclarer la guerre au Japon, juste après Pearl Harbour. Pas de voiture blindée à disposition. Obligé d’aller récupérer celle d’Al Capone.

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Les Chinois, qui vaccinent en priorité les actifs. Sans doute pensent-ils qu’un vieillard qui meurt six mois plus tôt est une moins grosse perte qu’un ouvrier ou un ingénieur de trente ans.

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(Suite)
Les vaccins contre le covid, qui ont tous un nom, sauf ceux qui viennent de Chine, qui s’appellent, au singulier, « le vaccin chinois ». On se méfie de tout ce qui vient de Chine : des médicaments, des objets manufacturés, des expertises, des méthodes, des Chinois eux-mêmes. République Impopulaire de Chine.

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Le vieux François Michel, qui s’était endormi en jouant le deuxième trio de Schubert. Il y en a bien qui travaillent en pleurant.

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La haine jalouse de celui qui accepte à l’égard de celui qui refuse. Symétriquement, le mépris de celui qui refuse à l’égard de celui qui accepte.

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La phrase idiote de la comtesse Belgiojoso, « Thalberg est le premier pianiste du monde, mais Liszt est le seul ». Elle trouve un peu de sens avec Glenn Gould. Claudio Arrau ou Wilhelm Kempff sont plus grands que lui, plus complets, plus profonds, pianistiquement plus accomplis, et l’on peut faire toute sa vie avec eux : on ne manquera jamais de biscuit. Mais lui est unique et précieux, comme la pleine lune dans la nuit ; il ne l’est probablement pas dans sa face visible (la netteté polyphonique, le non legato, l’investissement rythmique – qu’on trouve déjà chez Rosalyn Tureck) ; il l’est plutôt parce qu’il est seul au monde (avec Earl Hines) à superposer le « play » et le « game », comme dirait Winnicott. C’est-à-dire à superposer de manière presque constante un goût forcené pour la musique la plus organisée qui fût jamais (le contrepoint de Bach), et une attirance irrésistible pour la déconnade.  
Autrement dit, Gould est le seul à avoir abdiqué la justesse stylistique au profit de la joie. On n’entend pas, même chez les plus éclatants musiciens (le jeune Louis Armstrong, ou Friedrich Gulda), le bonheur qu’on trouve à Gould jouant une toccata.
Dans son livre sur Matisse, Aragon pointe un dessin, unique dans sa production : l’assassinat du géant Polyphème par Ulysse, d’un pieu atrocement planté dans son œil unique, « seule image vraie de la douleur dans toute l’œuvre de Matisse ». Il ajoute que ce dessin prouve que l’« enchantement du monde, le bonheur de l’homme, et tout ce dont lui, Matisse, aura fait son univers de splendeur, n’était point ignorance du cri, des ténèbres et de l’horreur ».  
Gould, lui, n’a pas même pensé à commencer d’esquisser ce meurtre du cyclope : il ignore absolument le cri, la ténèbre et l’horreur – que connaissent Richter et tant d’autres. Gould est un musicien solaire, beaucoup plus que ce lunaire que nous avons dit. Il n’ignore ni la mélancolie ni l’inquiétude (voir ses Brahms), mais l’horreur, oui, tout à fait. De là son refus de Chopin, de Schubert : non qu’il ne les aime pas, comme il a prétendu (il a tout dit et son contraire), mais parce qu’il était incapable de les jouer, à l’accusatif, faute de pouvoir jouer avec eux, à l’ablatif. Son système ne fonctionnait pas avec de tels compositeurs. On ne s’amuse pas avec Chopin ; et son incursion unique dans ce monde malade (sa sonate en si mineur) s’est soldée par un échec pitoyable. De même Henri Matisse, aux prises avec la fiévreuse et moite luxuriance végétale de Tahiti, s’est-il enfermé dans sa chambre, dessinant et redessinant son rocking-chair…  
Gould a donc refusé ces musiques, leur préférant les cochonneries de Hindemith et de Prokofiev, où son jeu trouvait à s’exprimer. Il a refusé le concert, où la présence du public gênait sa manière – dans une certaine mesure seulement, sa concentration inhumaine lui permettant de l’oublier et de lui donner quelques-unes de ses meilleures interprétations : Opus 110 de Beethoven (Stockholm), Variations Goldberg et sonate K 330 de Mozart (Salzbourg)…  Il a refusé d’avoir un corps, au point d’en apprendre l’existence au cours d’une dépression qui l’empêchera de jouer pendant de longs mois, et d’en décrire le fonctionnement défectueux dans ce prodigieux Journal d’une crise (Fayard), d’ores et déjà un classique de la folie. Il a refusé de lire des chapitres entiers d’un livre qui s’appelle l’humanité : l’élégance de la pensée, la délicatesse des sentiments, la tendresse, montrant plutôt une dilection très américaine pour l’humour, le gag, le canular et le beurre de cacahuète – ou ce qui lui en tenait lieu. Il a refusé tout ce qui n’entrait pas dans sa Méthode, au sens leonardien du terme. Il a examiné ce qui pouvait la servir, éliminé ce qui la contrariait. Il lui est arrivé de passer des compositeurs ou des instruments (Mozart, le clavecin, l’orgue) sous le feu de son anarchisme esthétique, et de les dynamiter proprement. Mais ce n’étaient qu’incursions en terre ennemie, d’où il revenait vite, couvert des médailles d’un héroïsme qui ne lui coûtait guère.  
Voilà ce qui a fait de Gould un interprète unique, un « idiot musical », comme disent Hirt et Choulet dans leur ouvrage ainsi titré, idiot étant à prendre dans son acception dostoïevskienne – non pas dans celle d’imbécile heureux. Et voilà qui explique l’écrasante suprématie de Bach dans sa discographie : sa musique est la plus souple, se prête aux caprices les plus fous, et n’appartient pas au domaine du sentiment – de ce qu’on dit être le « sentiment » dans la musique (terme approximatif, mais utile). 
Daniel Emilfork, l’acteur, a dit drôlement : « Quand j’avais vingt-cinq ans, mes amis et moi divisions le monde en deux : les merdes et les sous-merdes. Les merdes avaient lu Proust, les sous-merdes ne l’avaient pas lu. » On peut en dire autant des pianistes d’aujourd’hui : ceux qui jouent Bach comme Gould, et ceux qui ne le jouent pas comme lui. Les seconds échouent, les premiers n’y arrivent pas. Gould est allé si loin dans sa liberté que tous paraissent confinés, en retrait. Au mieux naïfs et empruntés (Angela Hewitt, Alexandre Tharaud, Piotr Anderszewski, David Fray, David Greilsamer), au pire arrogants (Maria Tipo, Murray Perahia, Pierre-Laurent Aimard). Ils ne nous excitent pas.  
Pourquoi ? Parce que Gould, comme Proust l’a fait du roman, a fermé la porte de Bach ? Qu’on ne se situe plus que par rapport à lui ? Qu’on ne peut plus chercher le cantabile à partir du détaché au lieu de le chercher dans le legato ? Sans doute. Mais surtout parce qu’on est moins libre que lui – toujours. Même les outsiders, Barenboïm, Argerich, Schiff ou Vieru, semblent du côté du play, ou du côté du game, ou du côté de la philosophie, de l’art, de la grandeur, que sais-je, mais jamais du côté de la joie.

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Le meilleur livre de Simone de Beauvoir : ses entretiens avec Sartre.

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Les gens dont la voix semble une punition pour les autres.

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Le paradoxe du barbier. Sachant qu’un barbier ne rase que ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes, comment fait-il pour se raser ? S’il se rase lui-même, il contrevient à cette loi. Donc il ne se rase pas lui-même. S’il ne se rase pas lui-même, il respecte la loi, et appartient à la catégorie de ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes. Il peut donc se raser. Mais alors, etc.

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L’incompréhension des enfants devant ce qui plaît aux adultes : le vin, le café, le thé, la moutarde, le tabac, Marcel Proust…

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Mozart, qui s’est toujours avancé masqué. Il a compris tout de suite qu’il ne serait admis par tous les « amateurs et connoisseurs », par les Milos Forman de tous les pays et tous les temps, qu’au prix d’une épaisse couche de fard, composé de leur trou du cul, de leur pipi caca, et de leur molle bandaison. Alors seulement il serait pris pour « un des leurs », comme dit Beckett des paysans briards : ils se reconnaîtraient en lui, ils retrouveraient leur propre odeur. Mozart avait prévu qu’on ferait de lui Amadeus. Il avait prévu la Petite musique de nuit dans les ascenseurs et les avions, au moment de l’atterrissage. Mozart est une étrave, il fait son chemin en fendant l’eau : elle croit le mouiller, il la laisse le penser, il est déjà parti, elle continue de bouillonner bêtement derrière. Mozart est insoluble.

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Le discriminant.
A ixe deux plus bé ixe plus cé. Delta égal bé deux moins quatre a cé.

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Dernière minute

La poétesse et romancière néerlandaise Marieke Lucas Rijneveld ne pourra pas traduire la poésie d’Amanda Gorman, qui avait lu un de ses textes lors de l’investiture de Joe Biden, lequel avait fait grand bruit. En effet, Marieke Lucas Rijneveld n’est pas noire, et elle est « non-binaire » (elle ne se sent ni homme ni femme). Or, a prétendu une journaliste néerlandaise noire (et sans doute binaire), il faut être noire et binaire pour traduire Amanda Gorman. Cette voix unique, mais tonitruante, a su se faire entendre. La traductrice et sa maison d’édition ont plié devant elle.
Il est arrivé la même mésaventure au traducteur catalan d’Amanda Gorman. Il n’est ni femme, ni noire, ni militante.
(Après les bus ou les restaurants interdits aux Noirs parce que réservés aux Blancs, voici la traduction interdite aux Blancs parce que réservée aux Noirs. Comme dirait l’autre, il faut que tout change pour que rien ne change.)

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(Méfiance, suite)
La Chine, où, depuis le 1er février, les élèves ne sont plus autorisés à apporter leur téléphone portable à l’école, au collège ou au lycée.

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Le petit nègre et Golliwog’s cakewalk, de Debussy, bannis définitivement d’une école de musique new-yorkaise, parce que « racistes et obsolètes ».  Racistes d’accord, mais obsolètes ?

 j.drillon@orange.fr
(Tous les vendredis à 7h 30)

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La troisième série de petits Papiers (Papiers découpés), parus sur Bibliobs.com, fera l’objet d’une publication en volume et n’est plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014), la deuxième (Papiers recollés) sous le titre Le cul rose d’Awa (Du Lérot 2020, disponible sur commande en librairie ou chez l’éditeur.

Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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