N° 33 L’index de Marcel Proust
Aucune citation de Voltaire, de Diderot, de Rousseau, dans À la recherche du temps perdu.
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L’embarras des pianistes face à la musique très ornée du XVIIIe siècle (celle du XVIIe, ils l’ignorent). Tous ces pincés, ces doubles cadences, tous ces tremblements avec terminaison… Quelles notes jouer ? C’est si compliqué, le code change d’un compositeur à l’autre… Et comment jouer ça sans faire un énorme caca trop visible, comme un vilain crapaud sur un granit funéraire…Et pourtant il est écrit, il faut bien le jouer, ce fichu tour-de-gosier !
La réaction du pianiste face à un ornement, lui qui n’aime que les blocs énormes, équarris à la scie diamantée, va de la perplexité à l’agacement, de l’indulgence à la résignation, de la honte à l’arrogance. De gourmandise, pas trace.
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Voiler sa femme, la cloîtrer, comme aveux d’insuffisance, d’impuissance.
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Les obsolètes : le dou-doum dou-doum des trains. Aujourd’hui les rails sont soudés.
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La police de caractères employée dans le métro parisien (comme celui d’Alger), mais aussi par la RATP en général, et créée dans ce but : le parisine. À Bruxelles, c’est le brusseline. (On hésite à faire ces mots masculins. Il le faut pourtant.)
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Une omelette blanche : omelette sans jaunes d’œufs. Cela existe vraiment ? Oui, cela existe vraiment. Low-calorie omelette.
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L’application Waze, qui vous prévient d’un embouteillage à éviter. Vous suivez le nouvel itinéraire conseillé. Seulement, les autres conducteurs en ont fait autant ; et le nouvel itinéraire est bouché à son tour. Il vous faudrait une application pour vous tout seul.
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(Applications, suite)
Celle qui rappelle aux musulmans, cinq fois par jour, l’heure de la prière. « Les heures sont calculées en fonction de votre position géographique et de la convention locale. »
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Les nourrissons, dont le front semble parfois plissé par l’inquiétude, et qui laissent imaginer qu’ils sont aux prises avec d’insolubles difficultés : les relations entre le Vatican et la Chine, l’art après Auschwitz, le goût de leur mère pour la musique de Tchaïkovsky…
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L’Index (Index librorum prohibitorum, 1558), supprimé par Paul VI en 1966. Il consistait en une liste de livres interdits, dangereux, ou déconseillés (à moins d’être un théologien apte à démêler le vrai du faux). Presque tous les grands auteurs y figuraient, de Hugo à Dumas, de Montaigne à Spinoza, de Descartes à Kant, de Rousseau à Baudelaire, de La Fontaine à Pascal, de Lamartine à Larousse, de Michelet à George Sand…
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(Suite)
De nombreuses traductions de la Bible en langue vulgaire ou en latin étaient totalement interdites. Pour lire une traduction autorisée, il fallait, d’après une règle du concile de Trente (1564), en faire la demande à l’évêque : « Qui osera lire ou posséder ces Bibles sans cette permission ne pourra recevoir l’absolution de ses péchés avant d’avoir remis ces volumes à l’évêque du diocèse. Quant aux libraires qui vendraient des Bibles en langue vulgaire à des gens non munis de cette autorisation, ou les leur procureraient par quelque moyen que ce soit, qu’on leur retienne le prix de ces livres pour que l’évêque emploie cette somme à des fins pieuses ; et ensuite, à l’appréciation de l’évêque et en fonction de la nature du délit, qu’ils soient soumis à d’autres peines. Cependant, les religieux, avec la permission de leur supérieur, pourront lire ou acheter ces Bibles. » Par la suite (1596), il fallut demander l’autorisation au pape lui-même.
La lecture du texte biblique en grec, en hébreu et en latin (la traduction de saint Jérôme), était autorisée.
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(Fin)
Personne ne sait
Si la traduction de la Bible par saint Jérôme s’écrit Vulgate ou vulgate. Le mot figure dans le Petit Robert avec une minuscule, pourtant dans son sens propre. Littré précise qu’il s’écrit avec une majuscule. L’Académie (1694) le donne avec minuscule, mais se ravise dans les éditions suivantes. Avec le TLF, on ne peut jamais savoir puisque les mots sont entièrement écrits en capitales – mais l’exemple tiré de Flaubert est écrit avec majuscule. D’un autre côté, si le mot figure dans ces dictionnaires de noms communs, c’est qu’il n’est pas un nom propre.
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La mode des baskets portées délacées, qui semble être tout à fait passée, sans que personne se soit donné le mot.
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Elle s’est vu refuser l’entrée : on lui a refusé l’entrée. Elle s’est vue refuser l’entrée : elle a refusé l’entrée à quelqu’un. (En aucun cas « refusée ».) Avec un sujet masculin, l’amphibologie est complète : il s’est vu refuser l’entrée (on l’a refusé ou il a refusé l’entrée à quelqu’un).
Dans un cas seulement, on écrirait « refusée », au participe passé (accordé). Lorsqu’elle s’imagine qu’elle va être refusée, comme si l’action était accomplie, ou lorsque « se voir » équivaut à « être » : Elle a raté son train, et se voyait déjà refusée à l’entrée, ou bien : Il n’aimait pas se voir considéré comme un solliciteur. On prétend mollement, dans ce cas, que l’infinitif mettrait l’accent sur l’action accomplie, et le participe passé sur l’état de la personne qui a subi l’action.
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(Refuser, suite)
Wayne White, condamné à mort aux États-Unis, et qui s’est vu refuser une dernière cigarette parce qu’elle contrevenait à un programme en cours dans sa prison texane, de « prévention du cancer du poumon en milieu carcéral ».
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(Tous les vendredis à 7h 30)
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