de Pierre Assouline

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La République des livres
N° 53 Beckett à Balbec

N° 53 Beckett à Balbec

Par Jacques Drillon

Le jour où le soleil sera éteint, où il n’y aura plus personne pour lire Les fleurs du mal, pour chanter la cavatine de Barberine, et plus personne pour s’en désoler.

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Une scène de Prévert, écrite pour Partie de campagne, et jamais utilisée. À une bourgeoise qui se plaignait de l’odeur, un vidangeur rétorquait : « Fallait pas chier, Madame, fallait pas chier. »

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Les clochers de Martinville, les trois arbres de Balbec.

« Ils [les clochers] me faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d’une légende, abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité; et tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit » (Swann).

« Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant. En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir – trop tard, mais pour toujours – je m’attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes en revanche je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter ni où je les avais vus. Et quand la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis, me demandant pourquoi j’avais l’air rêveur, j’étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un Dieu » (Jeunes filles).

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Les pois de senteur, qui finissent en bouquets, depuis la nuit des temps. Conçus pour cela, sans doute.

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(Suite)
Après la Guerre civile, les Espagnols affamés mangeaient de la farine tirée de ce genre de pois, et tombaient par terre : ils étaient atteints de lathyrisme (troubles neurologiques).

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La querelle qui agite les cinéphiles : doit-on projeter les films muets en silence (école Langlois), ou avec musique (comme autrefois) ?

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Les didascalies dans le théâtre de Beckett. Entre En attendant Godot (1952) et Oh les beaux jours (1963), elles passent du simple au double en longueur, et du simple au triple en nombre. « Impatience des doigts de Willie. Dernier regard prolongé. Elle dépose la loupe, prend l’extrême bord de la carte entre pouce et index de la main droite, écarte le bras à droite, détourne la tête à gauche, se pince le nez entre pouce et index de la main gauche. »

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(Suite)
L’indication « Silence » : 108 fois dans En attendant Godot. L’indication « Un temps » : 532 fois dans Oh les beaux jours.

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(Fin)
La dernière didascalie d’En attendant Godot : « Ils ne bougent pas. »

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Sartre acceptant le poste de professeur de khâgne qu’occupait Dreyfus-Lefoyer, chassé du lycée Condorcet par les lois anti-juives de Vichy.
(Alquié l’avait refusé, lui, parce qu’il venait d’être élu à la Sorbonne pour la rentrée suivante ; il n’a fait qu’assurer les cours de philosophie à Condorcet jusqu’à la fin de l’année.)

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Alberto Manguel, auteur d’Une histoire de la lecture, lisant des livres à Jorge Luis Borges, devenu aveugle.

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Le médecin qui vous explique ce que vous avez en vous montrant une vidéo sur YouTube.

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La pureté de Beckett ; celle de Bartók.

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Schubert très malade, réclamant des livres de Fenimore Cooper, dont il a déjà lu plusieurs ; alité, voulant qu’on lui joue le quatuor en ut dièse mineur de Beethoven (op. 131) dernière musique qu’il aura entendue ; agonisant, réclamant une place « à la surface de la terre », et non dessous, « où Beethoven n’est pas » ; dans le coma, recevant une extrême onction qu’il n’a jamais demandée.

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Les imperméables d’aujourd’hui, toujours trop courts. Jambes mouillées.

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Ceux qui confondent le futur et le conditionnel, et vous écrivent : Je viendrais à coup sûr demain. L’origine de cette confusion est certainement à chercher dans leur prononciation fautive, et l’inversion qu’ils font de [é] et de [è] : Je bois du froid, J’attends sur le qué de la gare, J’è froid ; ils croient que ai s’écrit ais, et écrivent donc logiquement je viendrai comme je viendrais.

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(Dernière minute)
Le 3 avril 2020, le préfet de Seine-et-Marne, Dieu l’ait en sa sainte garde, prenait un arrêté de 28 pages « portant réquisition de certains chasseurs et garde-chasses » pour dénoncer à la force publique les personnes courant dans les forêts aux heures et aux endroits interdits. Ce décret a été abrogé quelques jours plus tard. Entre-temps, ce même préfet de Seine-et-Marne, prions pour lui, a conseillé aux maires et aux forces de l’ordre de se méfier des individus qui, aux heures interdites pour le sport, courent manifestement, et se mettent brusquement à marcher quand ils aperçoivent des représentants de l’ordre public (car la promenade, elle, est permise à ces heures), et de verbaliser aussitôt.
En foi de quoi, nous écrivons, pour servir et valoir ce que de droit, cette

Lettre ouverte au préfet de Seine-et-Marne

Monsieur le Préfet,
Votre arrêté chasseurs a beaucoup fait rire, quand il n’a pas inquiété.
Votre recommandation aux maires et à la police de punir les coureurs qui feraient semblant de marcher était, elle aussi, tordante et inquiétante.
S’il vous plaît, n’intervenez plus, ne prenez aucune décision, aucune initiative, ne dites rien, ne faites rien. Restez assis, buvez de l’orangeade et lavez-vous les mains régulièrement.
Veuillez agréer, Monsieur le Préfet, mes respectueuses salutations.

j.drillon@orange.fr

(Tous les vendredis à 7h 30)

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Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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