de Pierre Assouline

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La République des livres
N° 94 La mode du beurre de cacahuète

N° 94 La mode du beurre de cacahuète

Par Jacques Drillon

D’après Straub, Leonhardt était incapable de mépris, pour qui que ce fût ; mais certaines personnes provoquaient chez lui des mouvements de « dégoût », des « haut-le-cœur ». Gombrowicz dit que « ce qui dégoûte est inassimilable ». Cela vous reste sur l’estomac, comme un bloc d’angoisse – dans certains cas jusqu’à la fin de vos jours. (Encore faut-il avoir un estomac.)

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« Cette classe de maternelle compte trente-deux personnes en situation de devenir. »

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Coronavirus général
« Dans un monde unifié, on ne peut s’exiler » (Debord).

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Souvenir du mépris d’Obama pour le petit Sarkozy, qui s’agitait autour de lui, « Barak ! Barak ! », et tentait de décrocher sinon un sourire, au moins un regard… Et lui, comme Don Juan aux Enfers, souverain, « ne daignait rien voir ».

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Les obsolètes : le mazout, remplacé par le fioul, le fuel.

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Schoenberg, qui se trimballait toujours avec un étui à violon plein de raquettes et de balles de ping-pong : « Il faut toujours être prêt, car on ne sait jamais où on va trouver une table. »

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C’est pourtant simple
Cis- veut dire « en-deçà », et trans- « au-delà ».
Le cisgenre, c’est celui qui n’a pas eu la bonne idée d’être, comme tout le monde, transgenre. Et le cissexuel, celui qui n’a pas eu la bonne idée d’être, comme tout le monde, transsexuel. Les cisgenres et les cissexuels sont heureux qu’on ait pensé à créer des catégories pour eux, absolument nouvelles.
(Cela rappelle les a-gnostiques, les a-thées, pauvres infirmes que leurs mauvais penchants ont privés de tout.)

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Ce que préfère manger Joe Biden : un sandwich à la confiture et au beurre de cacahuète.

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Personne ne sait
Ce qui est le plus ridicule : un vêtement à la mode ou un vêtement démodé.

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Dans La vie matérielle, Marguerite Duras a fait la « liste des produits qu’il faut toujours avoir à la maison ». Cette liste, dit-elle, est « exhaustive », et n’a jamais admis le moindre ajout. La voici :Nous remarquons aussitôt, mais ce qui s’appelle aussitôt, au premier coup d’œil, que n’y figure pas la terre de Sommières – à dire vrai le produit le plus miraculeux qui existe depuis qu’existent les produits et les miracles. Essayez de retirer une tache de gras avec des tomates pelées ou même du Chatterton. Cela ne marche pas. Tandis qu’avec la terre de Sommières, cela marche toujours.

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Les oreilles horizontales des moutons.

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Le père de Proust, hygiéniste de grande réputation, qui conseillait aux asthmatiques de vivre au grand air et d’éviter les excitants ; Marcel, qui vivait couché, dans une chambre archi-close, et buvait vingt-cinq tasses de café par jour.

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Passe-t-on un IRM ou une IRM ? Hélène Carrère d’Encausse dirait sans doute « une », prétendant que le I veut dire image : elle veut qu’on dise « la » covid, parce que le d veut dire disease, maladie. (Elle n’y pourra rien : l’usage a consacré le covid, parce qu’il manque un e final pour féminiser le mot, qu’on traduit les mots anglais presque toujours par un mot masculin, et qu’on avait d’abord parlé du coronavirus : trois bonnes raisons.) Seulement le I de IRM veut dire non pas image mais imagerie. C’est le système d’exploration fonctionnelle qui est ainsi désigné, non pas l’examen. On ne passe pas une imagerie, on passe un examen. Nous dirons donc un IRM. (Les Robert ont tort une fois de plus.)

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« Spectaculaire récupération des fonctions cognitives après chirurgie éveillée pour une tumeur du cerveau » (« Le Monde » du 12 novembre 2020). « Chirurgie éveillée » ! Voilà une hypallage de compétition. Avec laquelle rivalise « l’obligé alimentaire »: celui qui est obligé de payer une pension alimentaire, et peut déduire, etc.

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(Dernière minute)

Louis Dandrel, 82 ans, est mort samedi dernier. Il était celui qui, pendant deux brèves années (1975-1977), secondé par quelques amis comme Alain Durel et Inge Thaes, avait sorti France Musique du marais où elle se noyait. Il était intelligent, audacieux, libre, rieur, et aussi rapide que sa petite Jaguar E ; mais surtout il était incandescent : il mettait le feu autour de lui. Il montrait une telle passion dans sa volonté de vous convaincre qu’en comparaison vous vous trouviez terne, banal, triste, cynique ; vous auriez voulu être lui. Il vous faisait croire que vous étiez l’être le plus important du monde, et que sa vie dépendait de votre assentiment. Ses yeux brillants vous capturaient dans leur lumière, et vous n’aviez plus qu’un désir : approuver, consentir, applaudir. Vous vous seriez senti misérable de résister à sa flamme. Il croyait en vous : comment le décevoir ? Comme tous les séducteurs, il vous donnait envie de le séduire, lui. De le faire rire, de l’intéresser. Il vous donnait deux, trois chances d’y parvenir. Avec reconnaissance, vous vous remettiez au travail… C’est ainsi qu’il a ouvert les portes à des personnalités totalement nouvelles, parfois fort jeunes, qu’il laissait se grouper à leur gré en équipes, originales et solides, et qu’il défendait bec et ongles auprès d’une direction administrative affolée. Une productrice de radio qu’il avait engagée écrit aujourd’hui : « Mais il était sévère, quoi qu’il puisse sembler, dans le choix de ces gamins devenus producteurs de radio, pfuitt, comme par magie. Des coups de cœur, des projets qu’il voulait mettre en œuvre, du neuf, du pas encore décati, des oreilles, surtout des oreilles en état de marche: c’était son but. Il était discret, mais ferme et décidé. Il a rejeté certaines candidatures. Il a reçu un ami qui venait de publier un bouquin sur Bataille – une tronche bien faite, une manière de mentor qui avait su me donner des repères intellectuels restés pertinents -,  et qu’il a écarté, car il lui trouvait la voix de Panigel (!) et ça, alors qu’il lançait une tempête à l’antenne, c’était impensable. » Elle écrit aussi : « Dans la rue, il croisait souvent Dusapin qui n’habitait pas loin, l’homme musique, ainsi le nommait-il, et un danseur classique très connu, Dupond , Millepied ou… je ne sais plus, dont il me disait, avec son enthousiasme chaleureux, fabuleux, que, lorsqu’ils marchaient côte à côte dans la rue, l’autre ne touchait pas le sol, qu’il occupait tout l’espace jusqu’au-dessus des toits. »
Cette « tempête » à l’antenne fit des vagues. On débattait de France Musique jusque sur les bancs de l’Assemblée nationale. Lévi-Strauss, qui ne supportait pas d’entendre à la radio des musiques qu’il voulait être le seul à avoir entendues, y est même allé de sa diatribe, et Sartre râlait dans la presse de ne plus pouvoir travailler avec la musique de fond dont il avait l’habitude. Car Dandrel ne voulait pas seulement diffuser de la musique, il voulait faire de la vraie radio, et se montrait souple à l’égard du « temps de parole »: la voix, l’oreille, l’esprit. (Pour sa première conférence de presse, au lieu de se présenter sur scène avec son équipe, il avait imaginé de ne placer sur le plateau qu’une rangée de haut-parleurs, des « boules Elipson », qui répondaient aux questions. Pas de visages, pas de corps, seulement du son.) Pour se débarrasser d’un seul coup des geignards qui voulaient, comme Sartre, n’avoir qu’un fond sonore, il proposa de créer une radio de musique continue. Projet refusé par Radio France, et qu’il a porté ailleurs : Radio Classique.
Une fois poussé dehors par une direction aux abois, il eut l’idée de créer un vrai magazine de musique, le premier du genre, « Le Monde de la musique », émanation commune au « Monde » et à « Télérama ». Le premier numéro s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires.
Il a longtemps habité rue Le Verrier, comme Philippe Muray, dans une étroite maison toute en étages. (Il y vivait avec sa femme, Odile Cail, qui a créé et dirigé la meilleure collection française de livres sur la musique, chez Jean-Claude Lattès, avant de mourir quelques années plus tard.) Le dernier étage était un minuscule théâtre, avec une scène de quelques mètres carrés. Il y avait là son piano, un grand Kawaï autour duquel, a dit un jour Jean-Marie Villégier, toute l’activité tournait. Un musicien ne se met pas au piano : il s’y remet.
C’est là, rue Le Verrier, que l’équipe de France Musique, qui l’avait suivi dans son départ, est devenue d’un coup l’équipe fondatrice du « Monde de la musique » ; et c’est ce jour-là qu’autour de Peter Vizard, magnifique déchiffreur qui s’était assis au piano, tout le monde a chanté le Messie de Haendel. C’était horrible à entendre, mais c’était la vie.

 (Pour le reste de sa carrière de compositeur, de spécialiste du design sonore, se reporter à sa notice Wikipédia.)

j.drillon@orange.fr
(Tous les vendredis à 7h 30)

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La troisième série de petits Papiers (Papiers découpés), parus sur Bibliobs.com, fera l’objet d’une publication en volume et n’est plus en ligne. La première (Papiers décollés) a été publiée sous le titre Les fausses dents de Berlusconi (Grasset, 2014), la deuxième (Papiers recollés) sous le titre Le cul rose d’Awa (Du Lérot 2020, disponible sur commande en librairie ou chez l’éditeur, http://www.dulerot.fr).

 

Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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