de Pierre Assouline

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La République des livres
Pascal Quignard tel un voleur dans la nuit

Pascal Quignard tel un voleur dans la nuit

La vertu des livres tels que ceux du cycle Dernier royaume de Pascal Quignard est de constituer chacun une bibliothèque. Non seulement chacun est tissé de (re)lectures mais chacun renvoie in fine le lecteur à la (re)découverte d’autres livres, d’autres auteurs, d’autres univers. Ceux qui sont évoqués, sinon cités, et les invisibles qui nourrissent souterrainement la réflexion et irradient l’écriture de l’intérieur.

L’Homme aux trois lettres (192 pages, 18 euros, Grasset), titre du volume XI de ce projet océanique, au sein duquel il ne puisse avoir de point de vue contrairement à un projet panoramique, est une périphrase qui fait écho aux trois lettres par lesquelles on désignait un voleur en latin (fur, furis). Tout écrivain étant fils de ses lectures, et plus encore lorsque comme Quignard ils font profession d’être avant tout de grands lecteurs compulsifs, voués par conséquent au silence, à l’esseulement, à l’exil, à la mise à l’écart et à l’abri loin de la meute, hors de la prison de la vie sociale, dès lors qu’ils accèdent à la maturité de leur art, ils volent ; et en attendant d’oser voler, ils imitent -ainsi que l’a posé T.S. Eliot en une poignée de mots. Après avoir pris tout ce qu’il y avait à prendre chez les autres, assurés de leur appropriation et de la liberté qu’elle leur confère, ils volent enfin de leurs propres mots. A 72 ans, après avoir écrit quelques dizaines de livres, « le claquoir des Ténèbres » disaient jadis les chrétiens, Pascal Quignard s’affronte à la nature de la littérature (lire ici un extrait)

On peut disputer sans compter de ce qui prime, de la découverte du feu ou de l’invention de l’écriture. Lui a choisi et, on s’en doute, ce n’est pas le feu. Encore que tout ou presque est écriture. Entre deux dépressions (1975 et 1981), afin de conjurer le spectre de l’angoisse et de mettre à distance le désir d’ouvrir les fenêtres pour se jeter dans le vide, il s’adonnait à la tapisserie dont des caravelles en mer étaient le motif exclusif et énigmatique.

Etrangement, il fait de la lecture un impératif musulman en raison de l’injonction Iqra’ (Lis !) dont l’importance serait soulignée par son inscription comme tout premier mot du Coran. Or non seulement ceci est contesté (le livre débute par la fatiha, sourate d’ouverture, le fameux Iqra’ lancé par l’ange Gabriel à Mahomet se trouvant en fait dans le premier verset de la sourate 96 Al-‘Alaq, mais une querelle théologique a voulu lui accorder la première place…) mais il s’agit d’une invitation à lire non une bibliothèque, ou à se jeter dans l’étude universelle, mais bien à lire, proclamer, réciter les versets sacrés du grand livre incréé selon lequel  le Coran est parole éternelle de Dieu, en appelant à la prière. Difficile d’en déduire quoi que ce soit par rapport à la lecture.

Ici une évocation poignante de l’aube, vêtement de l’enfance, « ma livrée de spectacle dans la chapelle du lycée en ruine » où il servait la messe en évitant de regarder les regards à l’instant de pénétrer dans le chœur, frappant l’une contre l’autre les tablettes de buis, ses castagnettes. Premier théâtre, première ténèbre, premier butô. Là à travers l’hommage au caractère typographique du garamond un portrait de l’ami disparu, le poète Emmanuel Hocquard qui fut autrefois son éditeur artisanal. Un peu partout sa sourde fascination pour l’idée que « eros » et « littérature » soient les deux rares mots dont on ignore tout de l’origine, de l’étymologie, comme s’ils avaient surgi du néant.

Ce volume, comme la plupart des précédents, est tissé d’aphorismes, de réflexions, d’ anecdotes. Quelque part, il esquisse à peine une discrète pathologie du fragmentaire, en l’associant à tout ce qui disrupte dans notre esprit et nous fait entrevoir vide, vertige, chaos. Fragments chus à différentes époques de sa vie d’écriture, assemblés selon une mystérieuse alchimie, une logique imprévisible qu’il serait vain prétendre déchiffrer. On l’y retrouve dans ses obsessions et ses dilections, son monde intérieur hanté par le naufrage, les ruines du Havre, tout au long de l’enfance, les oiseaux d’Olivier Messiaen et la quête infinie de la source du monde. Ce n’est pas un hasard si l’exposition qui lui est actuellement consacré à la BnF s’intitule « Fragments d’une écriture ».

Nietzsche, Cicéron, Ovide, Benvéniste, Sénèque, Mallarmé, Kafka, Freud, Quintilien, Goethe et d’autres sont convoqués naturellement, entendez : sans cuistrerie, à ce banquet de mots. C’est là qu’on aura le plus de chance de trouver Celan absent. C’est parce qu’il est partout. Le poète est un invité invisible et permanent dans cette œuvre. Pascal Quignard l’a connu vers l’âge de 21 ans alors que, jeune correcteur des textes latins et grecs aux éditions Klincksieck, il avait été invité par Louis-René des Forêts à se joindre discrètement à la petite bande de glorieux ainés gravitant autour de la revue de poésie et d’art L’Ephémère que la Fondation Maeght édita à la fin des années 60. Il y avait là Michel Leiris, André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Jacques Dupin. Et Paul Celan qui demanda au nouvel arrivant de traduire  Alexandra de Lycophron de Chalcis, tragédie grecque en vers réputée pour son hermétisme.

Aussi, en refermant ce volume XI de Dernier royaume, je n’ai pu m’empêcher d’ouvrir le tout nouveau Cahier de l’Herne (253 pages, 33 euros) consacré à Paul Celan. Des contributions parfois lumineuses, souvent complexes, toujours denses, y ont été réunis par Clément Fradin, Bertrand Badiou et Werner Wögerbauer (ici le sommaire). Il est préférable d’être un familier de son oeuvre avant de pénétrer dans ce vertigineux labyrinthe d’interprétations. Outre tout ce qui y est dit de la langue et de l’imaginaire du plus grand poète de langue allemande de la seconde partie du XXème siècle, du cliché oxymorique qui nimbe son œuvre (l’obscure clarté) et de la réponse à la question « Que peut-on conclure de la genèse d’un poème ? », deux réflexions offrent indirectement des clés pour mieux comprendre la démarche de Pascal Quignard depuis qu’il écrit et y relever l’influence diffuse de Paul Celan, de la parole coupante de ce maitre du silence : l’une du traducteur Jean-Pierre Lefebvre sur ses « microlithes », ces brèves proses comme autant de petites pierres ont « la dureté d’un cristal de croissance immédiate » ; l’autre de Clément Layet sur le statut du fragment, ce morceau qui a son unité propre et qui est la vraie métrique d’une grande partie de l’œuvre de Quignard, l’art poétique atomisé des Petits traités, de Vie secrète et dont la matrice était analysée dans Une gêne technique à l’égard des fragments (Fata Morgana, 1986). Il n’y pointait pas seulement à quel point la discontinuité de l’opération de penser est bien réelle ; après avoir payé sa dette aux grands moralistes (en particulier La Bruyère), en passant par Lucrèce et son évocation des « morceaux brisés des branches des arbres des forêts », il s’attardait sur la violence de ce fragmen, de cette action de frango, briser, anéantir, mettre en pièces, qui a partie liée avec celle du klasma grec et donc du spasmos qui disloque qui renvoie à leur commune fascination pour les ruines.

En cela, Quignard est fils de Celan lequel est fils de Hölderlin, auteur toujours lu comme « principalement fragmentaire ». Ils ont en commun d’avoir récréé leur langue par le moyen de la forme brève, éclatée, apparemment disjointe. En s’appropriant les mots, ils en ont modifié le sens.

(« Exposition « Ruines » de Joseph Koudelka à la Bnf » photo Passou « Pascal Quignard, Paris, 1987 » photo de Despatin Gobeli ; « Paul Celan » photo D.R.)

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, Littérature de langue française.

1022

commentaires

1 022 Réponses pour Pascal Quignard tel un voleur dans la nuit

DHH dit: à

ce qui est sur c’est que Quignard est le petit-fils de l’un des Bruneau(ot) ces Dupont et Dupond de la linguistique latine dont le traité signé Bruneau et Brunot etait familier de tous ceux qui preparaient autrefois le certificat de licence dit grammaire et philologie

Janssen J-J dit: à

y’ pas à dire, le 11 novembre ramène les zomies de l’rdl…, assagis, Maurice, ou putôt pour le rockn’roll ?

Janssen J-J dit: à

-> des zombies ?… TU peux ricaner, machin1… TU ferais mieux de méditer ce document… Cinq minutes de grâce contre TES centaines de lignes d’insultes. Et TU vaudrais quoi, à côté de ça ?
https://www.lefigaro.fr/culture/bouleversante-une-ancienne-ballerine-victime-d-alzheimer-retrouve-les-pas-du-lac-des-cygnes-20201110

-> Le fait 22°C à Montréal, du jamais vu un 11 novemb’… Tu vois bin qu’le monde ont pas d’bonsang !

-> Tu les as trouvés comment, les « caisses » d’Anselm Kieffer ? Ai cru te reconnaîr’ derrière ton max sous la koupol, toujours dans les bons coups, hein ?…

Moi, ye vous embrasse tous.tes, sauf les kons. Les aime pas, ceusses là, ai beau faire des efforts, non.

Jazzi dit: à

« Moi, ye vous embrasse tous.tes, sauf les kons. Les aime pas, ceusses là, ai beau faire des efforts, non. »

Faites un effort, voyons, JJJ !
Moi j’aime tout le monde, sans exception(s)…

(la situation se dégradent dans les ehpad de l’île de France, rose)

Jazzi dit: à

se dégrade…

pas encore lu le nouveau billet

rose dit: à

rose

Elle réclame de faire des pointes.
Pleuré encore. Quelle journée, sole dehors, pluie dedans

rose dit: à

soleil dehors
Sole ds l’eau

Jazzi dit: à

« tous ceux qui préparaient autrefois le certificat de licence dit grammaire et philologie »

Pourquoi ce choix, DHH, si ce n’est pas trop indiscret ?

rose dit: à

jazzi

Ce matin café de bonne heure puis petit déj.à 9h16. Croissant car jour férié.
Repas du soir tjrs à 17h30.

Bonne nouvelle : un atelier de gym a été mis en place pour les résidents le matin ; ma maman y participe.
Sinon c « sors-moi de là ».

Je vais lui raconter l’histoire de la danseuse.

DHH dit: à

@jazzi
parce que c’etait l’un des certificats obligatoires qui composaient une licence de lettres classiques ,les trois autres etant latin ,grec et littérature française

Jazzi dit: à

« spectacles gratuits piazza del Liberty â Milan. À la place maintenant il y maintenant l’Apple Store »

Tout un symbole, renato : Le lieu du grand rassemblement est devenue la vitrine d’un des principaux acteurs du grand dispersement !
Faut s’adapter…

rose dit: à

renato dit: à
Un gamin doué :

Il ne met pas les genoux 👌
Il a encore les couches 😳
(L’aura de l’arthrose aux mains 👎)

Bloom dit: à

Si le coeur vous en dit, comme y disent au Québec!
Un petit pas pour…un grand pas pour….

A YEAR-LONG MEMBERSHIP PROGRAM TO SUPPORT THE BOOKSHOP

As so many of you can’t visit us right now, we are bringing the bookshop to you! We are thrilled to launch “Friends of Shakespeare and Company,” a one-year membership program created to support the shop, financially and spiritually, through 2021.

In 1951, Shakespeare and Company was opened by George Whitman on rue de la Bûcherie. It was given its name by Sylvia Beach, who called the shop the “spiritual successor” to her own. Beach’s bookstore, on rue de l’Odéon (1919-1941), had been a gathering place for the great expat writers of the time, including Hemingway, Stein, Fitzgerald, Eliot, and Pound. And it was Beach who first published James Joyce’s Ulysses, when no one else dared.
(…) James Baldwin, William Burroughs, Anaïs Nin, Allen Ginsberg, Richard Wright, Julio Cortázar, and Henry Miller were early visitors.

(…) Before the pandemic, Shakespeare and Company hosted free weekly events—open to the public and available on the shop’s podcast—welcoming writers such as Zadie Smith, Don DeLillo, Carol Ann Duffy, Colson Whitehead, Leïla Slimani, Rachel Cusk, George Saunders, and Jeanette Winterson.

https://friendsofshakespeareandcompany.com/

rose dit: à

La philologie une matière hors normes DHH ?
« La philologie, du grec ancien φιλολογία, phĭlŏlŏgĭa (« amour des mots, des lettres, de la littérature »), consiste en l’étude d’une langue et de sa littérature à partir de documents écrits. C’est une combinaison de critique littéraire, historique et linguistique. »

Jazzi dit: à

C’était pas pour fait moi, DHH !

Jibé dit: à

« Jibé,
« A bien vite » ? Je ne sais…
Comme Ann Hiden (« Villa Amalia ») j’ai parfois des envies de solitude, de vraie solitude. »
si c’est envie, si c’est besoin, alors faites au mieux pour vous, mais passez, de temps en temps c’est respirable… bien à vous, Christiane

Jibé dit: à

« et c’est à chaque fois le même cycle infernal, sauf que si on cherche le point de départ on se rend compte que ça démarre toujours de la même façon. »
eh oui, puck, on le sait bien, les intentions les plus justifiées ne sont jamais la garantie de rien. Aucun contre-exemple à vous donner pour être rassurant. La vie des sociétés, non plus que celles des humains, n’est pas rassurante..

@Jazzi, sur la « faute orthographique » de Jupiter, en effet, je me suis fait avoir par moi-même, bien fait, c’était de l’ironie à deux balles.

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