de Pierre Assouline

en savoir plus

La République des livres
Péguy : « C’est toujours à Hugo qu’il faut revenir »

Péguy : « C’est toujours à Hugo qu’il faut revenir »

C’est à se demander si parfois certains éditeurs ne le font pas exprès. Mais dans le bon sens. Exprès de publier en même temps deux livres qui, d’une certaine manière, s’interpellent, se parlent, se répondent. Et si l’on a comme moi la chance de les recevoir par le même envoi, puis de les (re)lire successivement, il est alors difficile de ne pas les mettre en résonance puisque tout nous y invite. Deux courts textes classiques : Ce que c’est que l’exil (123 pages, 9 euros) et L’Argent (100 pages, 10 euros) tous deux publiés dans la collection « Parallèles » des éditions des Equateurs.

Le premier texte a été écrit par Victor Hugo en préface au recueil Actes et paroles-Pendant l’exil (1875). Il avait fait l’objet d’un décret d’expulsion du territoire pour avoir violemment dénoncé le coup d’Etat du prince-président et appelé à la résistance armée. L’exil qu’il décrit est un exil de tous les temps et de tous les lieux. Il peut parler à tous les exilés puisqu’il a eu le génie de transformer une épreuve personnelle en principe général d’humanité, avec les moyens littéraires que l’on sait, selon la bonne vieille méthode des moralistes du Grand Siècle. C’est ce qui fait sa force ; on n’en attend pas moins d’un écrivain dont l’universalité n’est plus à démontrer (dix ans avant la parution des Misérables, celle de son pamphlet Napoléon le Petit a fait de lui un « écrivain mondial »).

Ce qu’il dit de l’avenir muré, du dépouillement et de l’isolement extrêmes d’un homme qui n’a plus que sa conscience parle à tous. Même si certains proscrits auront du mal à se satisfaire de son lyrisme, de sa capacité à se chauffer au soleil de la vérité et de sa force de caractère pour opposer son indifférence à la calomnie (« Elle aspire à l’honneur d’un démenti. Ne lui accordez pas »). Hugo n’a pas passé dix-neuf ans et neuf mois à Jersey et Guernesey (1852-1870) à faire parler des tables avec Delphine de Girardin. Il a vécu, travaillé, médité. Ce qu’il appelle les grands côtés de l’exil : « Songer, penser, souffrir ». Sauf que tous les exilés ne sont pas des artistes ou des créateurs, même si bon nombre de ceux qui ont puisé en Hugo par la suite se sont retrouvés à l’étranger dans la quête d’un asile politique.

Une fois refermé ce petit livre, un sentiment confus m’embarrassait sans être capable de lui mettre un nom. A la relecture, deux phrases m’y ont aidé. L’une du préfacier Guy Rosa : « A la pauvreté près, ses souffrances furent celles des autres exilés ». L’autre de l’auteur même : « L’exil n’est pas une chose matérielle, c’est une chose morale ». Soudain je me suis rappelé un jugement de mon vieux professeur de Lettres, gidien inconditionnel, qui n’en convenait pas moins qu’il aura manqué à Gide, et donc à son œuvre, d’avoir la moindre idée de ce que c’est que d’avoir des problèmes de fins de mois en début de mois. « Il n’a jamais eu besoin d’argent, il n’a jamais su ce que c’était ». La leçon d’ Hugo en exil demeure intacte, ses enseignements aussi, son invitation à tenir, se tenir, résister reste exemplaire, mais « à la pauvreté près » ce ne serait pas exactement la même chose…

On n’imagine pas que le lecteur du XXIème siècle comprenne l’allusion qu’Hugo y fait lorsqu’il écrit : « C’est en exil surtout que se fait sentir le res angusta domi ». C’est peu dire que l’intelligence du latin s’est perdue depuis ; et l’état des humanités étant ce qu’il est, on doute que beaucoup y décèle la patte de Juvénal ; mais le lecteur des années 2000 se rattrape en ce qu’il jouit tout de même des délices du moteur de recherche, lequel lui donne, outre le sens, la formule originale complète et lui apprend qu’elle figure telle quelle dans Les Misérables

Hugo le déraciné ne fut pas seulement traité d’ivrogne et d’abandonned drinker mais d’avare parce qu’il s’est plaint que Ruy Blas ait été joué deux cents fois en Angleterre sans que l’on songe à lui verser des droits d’auteur, pour ne rien dire des éditeurs et imprimeurs qui firent gratuitement leur marché dans son catalogue.

« Ce que l’hospitalité anglaise avait de complet, c’était sa tendresse pour les livres des exilés. Elle réimprimait ces livres et les publiait et les vendait avec l’empressement le plus cordial au bénéficie des éditeurs anglais ; L’hospitalité pour le livre allait jusqu’à oublier l’auteur. La loi anglaise, qui fait partie de l’hospitalité britannique, permet ce genre d’oubli. Le devoir d’un livre est de laisser mourir de faim l’auteur, témoin Chatterton, et d’enrichir l’éditeur. »

Encore que la pratique n’était pas une spécialité anglaise. C’est une vieille tradition, contre laquelle la loi sur le droit d’auteur a servi de fragile garde-fou, que de considérer que les écrivains s’accommodaient de vivre de l’air du temps, dans les greniers de la misère – le romantisme a bon dos. Comme si ce n’était pas vraiment un travail méritant salaire. Forcément, réclamer le respect des dits droits, cela crée une réputation. Mais c’est à se demander, en le lisant, comment il a pu entretenir neuf personnes pendant près de vingt ans dans de telles conditions d’exploitation tout en servant par sa plume la cause du droit dans sa nudité, hors-la-loi mais dans le droit, en s’efforçant d’être « un effort vivant ».

Voilà pourquoi j’ai vu un signe de la providence des éditeurs dans l’arrivée par le même courrier de L’Argent de Charles Péguy. J’entends bien que cela n’a rien à voir. Du moins directement. Il l’avait publié dans les Cahiers de la quinzaine le 16 février 1913. Son œuvre était derrière lui ; il ne lui restait plus qu’un an et demi à vivre. Les Cahiers, c’était son blog. Ce qui explique le caractère un peu disparate des textes qui sont colligés quand on les retrouve dans un livre longtemps après. Que trouve-t-on dans cette livraison sous l’intitulé « L’Argent » ? Une défense et illustration, rien moins que nostalgique, de l’ancienne France des artisans qui aimaient la belle ouvrage, qui tenaient leur travail pour une prière, et l’atelier pour un oratoire ; d’ailleurs, ne fait-il pas l’éloge des maîtres et des curés comme d’un seul corps ?

Les instituteurs, beaux comme des hussards noirs de la République, étaient les meilleurs citoyens de la République tout en se voulant dépositaire de la morale de l’ancienne France. Il a le regret d’un peuple qui chantait en allant travailler : « On ne gagnait rien, on vivait de rien, on était heureux ». Hormis sa haine du « traitre Jaurès », pour lequel il n’a aucune indulgence, il s’emploie à opposer « modernisme » et « liberté », le premier étant porté par les nantis et la seconde incarnée par les démunis. Et de même qu’il fait entrer les deux notions en un conflit binaire et irréductible, ils associent en un seul et même fléau la politique et l’alcoolisme.

Et l’argent là-dedans ? La France qui manque à Péguy, celle qu’il regrette, c’était une France où, d’après lui, on ne comptait pas : « On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait ». Ce sont les bourgeois qui ont tout pourri avec leur manie de quémander et leur goût de la spéculation. L’argent selon Péguy est respectable dès lors qu’il est le fruit du travail, dès lors qu’il représente le salaire, la rémunération, le traitement. Mais il est déshonorant quand est entre les mains du capitalisme triomphant. L’argent-roi salit. Bien sûr, certaines pages feront sourire aujourd’hui par leur idéalisme et leur vision édénique de la France éternelle. Mais il suffit non seulement de penser aux chefs d’œuvre que ce même Péguy a donné dans un autre ordre (ses Mystères, les Tapisseries, Notre jeunesse), à la grandeur de son engagement dreyfusiste et surtout à la solitude du rédacteur des Cahiers de la quinzaine, son apostolatpour mieux comprendre comment s’y inscrit ce qui apparaîtra comme de la naïveté devant la marche du monde.

Pas un mot sur l’exil – et pourquoi y en aurait-il eu ? Mais ses pages de la fin sur la valeur de l’argent, la juste rétribution du travail, rejoignent notre préoccupation première au sortir de Ce que c’est que l’exil, le texte de Victor Hugo. Quand Péguy rappelle que dans la France d’avant, les ouvriers allaient travailler en chantant « l’âme sans épouvante/ Et les pieds sans souliers ! », il se réfère aux Châtiments et précise : « En somme c’est toujours du Hugo ; et c’est toujours à Hugo qu’il faut revenir ». Vous avez dit « résonance » ?

(« Victor Hugo photographié par Nadar (détail) »; « Charles Péguy à son bureau des Cahiers de la quinzaine » photo D.R.)

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire.