Pour saluer Claude Michel Cluny
Orphée vient de mourir. Une nouvelle fois. Il renaîtra donc, comme le veut la légende, si profonde, mais il n’aura plus jamais ce visage. Chaque poète digne de ce nom est Orphée. Les incarnations d’Orphée au fil des millénaires sont nombreuses, mais pas innombrables en un temps et en un pays donnés. Un vrai poète est une chose rare. Dans le cas de Claude Michel Cluny (2 juillet 1930 –11 janvier 2015), le nom d’Orphée s’impose d’autant mieux qu’il avait choisi de placer sous la protection du premier poète de la Grèce antique, et donc d’un grand mythe païen, la collection de poésie qu’il dirigea aux éditions de la Différence, et dont la vocation était de rappeler (pour citer le texte de présentation qu’il avait écrit) que « la poésie est la première parole ». Ce qui voulait dire, dans son esprit, je pense, non pas que tout le reste est vain, mais que vaine est toute parole qui ne porte pas en elle un écho de cette parole première.
Mais, si considérable qu’ait été son activité de critique ou d’éditeur, c’est par son œuvre surtout que Claude Michel Cluny fut le servant de cette parole : et, ayant été fidèle à sa vocation de beauté, ne s’en étant écarté par aucune concession à la vulgarité contemporaine, n’ayant jamais été dupe des mensonges du langage courant, de l’idéologie, des faux sentiments, des fausses émotions qui nous submergent aujourd’hui de toutes parts, il regarda monter autour de lui au fil des ans, de son œil d’aigle, la marée malsaine qui recouvrait peu à peu la France qu’il aimait et dont il était la plus parfaite incarnation. Amoureux passionné de la poésie, il est devenu un maître au sens que Mallarmé a donné ce terme. Ses amis d’hier, d’aujourd’hui le savent déjà. Ses amis de l’avenir, les futurs lecteurs, tous ceux qui sauront écouter sa voix insolite, à nulle autre pareille, puiseront dans son œuvre une force surprenante, à l’image de la vie qui fut la sienne et qui fut constamment animée par le souci de ne rien négliger. Viendra bientôt un temps où les amoureux des lettres se murmureront à l’oreille : « Avez-vous lu Cluny ? », comme leurs prédécesseurs en 1880 se chuchotaient : « Avez-vous lu Nerval ? » ou « Avez-vous lu Stendhal ? » Jusqu’à ce qu’enfin – si la France existe encore, bien sûr – l’évidence éclate qu’il était l’un des poètes du XXe siècle qui ont le mieux illustré et défendu notre langue.
Je le dis poète, parce que la poésie est le meilleur de son œuvre, qu’elle en est le cœur, et que ses romans les plus réussis – Un jeune homme de Venise surtout, à mon sens son chef d’œuvre romanesque – sont tissés de la même étoffe que ses poèmes, mais disposée selon un drapé différent. Au-delà de la poésie, son œuvre est d’une très grande diversité, car elle comprend aussi des essais critiques, un très grand nombre d’articles dont il faudra que soit un jour publié un choix, et le monumental « journal littéraire » intitulé L’invention du temps dont dix volumes à ce jour ont paru aux éditions de la Différence, et qui devrait en comprendre quatorze quand la publication (qu’il avait intégralement préparée) en sera achevée.
C’est une œuvre unique en son genre, car si elle est éminemment égotiste au sens stendhalien du terme, elle n’est pas arbitraire ni purement subjective, et le profit intellectuel qu’on peut tirer de sa lecture est immense, en plus des mots d’esprit qu’on y glane aussi à foison. On y trouve des jugements aigus, des analyses d’une lucidité impitoyable sur l’époque (Claude Michel Cluny a eu très tôt l’étoffe d’un grand moraliste), et des intuitions visionnaires sur l’état de la civilisation européenne. Cette lucidité était celle d’un esprit qui regarde son époque comme si elle était passée depuis longtemps. Effort qui n’est permis qu’à ceux qui ont médité, comme lui, sur les civilisations disparues, les époques les plus lointaines, et qui ont nourri leurs rêveries de trésors archéologiques.
C’est pourquoi son journal, justement, qui l’a accompagné plus de soixante ans, n’est pas distinct de son œuvre de poète : un poète est quelqu’un qui a déjà franchi en pensée le fleuve des morts. Claude Michel Cluny avait la passion de l’histoire et de la géographie. C’était un grand voyageur, et son œuvre en témoigne : c’est celle d’un homme qui a fait plusieurs fois le tour de la terre. Il avait profondément la curiosité de l’étranger, il aimait les cultures lointaines en tant que telles (certaines plus que d’autres : au Mexique, en Australie, au Japon, au Brésil, en Afrique du Sud, dans les pays d’Indochine, il fut profondément heureux) et il se désolait à la pensée d’un avenir où tout serait réduit à l’universelle inculture mondialisée. Mais il n’a pas seulement voyagé dans l’espace.
Il a aussi, depuis l’enfance, voyagé dans le temps. Le lieu privilégié de sa pensée était la Grèce ancienne, et dans une grande mesure aussi la Rome antique. Lecteur des poètes et des historiens grecs, Claude Michel Cluny se sentait entièrement étranger à la religion chrétienne. Il pensait que le péché originel avait empoisonné le cœur de l’homme. La révélation qu’un autre monde était possible, ou plutôt qu’il avait été possible et ne le serait peut-être plus jamais, lui était venue très jeune, à Delphes : ce fut le choc de la beauté, l’ivresse extatique devant l’immense olivaie, et en même temps, face aux ruines, le sentiment que tout cela était à jamais perdu. Il faut relire les pages du premier volume de son journal, Le Silence de Delphes, où il rend compte de cette expérience bouleversante : elles sont la meilleure préface à toute son œuvre. Quelques-uns de ses plus beaux poèmes, par exemple la « Caresse d’Octave au cadavre d’Alexandre », ou les Odes profanes qui sont sans doute son chef d’œuvre, sont nés de cette intense mélancolie jamais oubliée, et de la joie tragique qui en découle et que Nietzsche enseigne à accepter.
La mélancolie de la beauté, c’est qu’elle est promise à la mort. Que la seule éternité qui lui soit garantie, c’est celle d’avoir été. Le sens du sacré, aussi profond chez Claude Michel Cluny qu’était grand son dégoût des formes religieuses modernes (lui qui était fort capable, en revanche, d’aimer les mystiques du XVIIe siècle), allait de pair avec cette pensée héraclitéenne que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Oui, le fond de sa pensée était nietzschéen, mais avec une forte composante d’érotisme allant jusqu’à la griserie qui est hélas étrangère à Nietzsche, malgré tout plus philosophe que poète. Claude Michel Cluny, lui, ne croyait à la sagesse que si elle se nourrit de poésie. La sienne a dit de manière toujours plus aiguë la morsure charnelle du désir qui naît de la beauté des corps, elle a célébré les adolescents dont la nudité est un triomphe, les seuls dieux vraiment aimables à ses yeux, dont la séduction inspirait tant de mélancolie aux anacréontiques. À sa façon, c’est leur héritage qui se prolonge chez lui.
J’ai écrit plusieurs articles critiques sur son œuvre, mais je crois que je ne lui ai jamais fait autant plaisir, jamais mieux donné le sentiment de l’avoir compris que lorsque j’ai dit de lui qu’il était « notre vrai poète païen ». Ou peut-être avais-je dit : « le dernier poète païen » ? Car des athées, il n’en manque pas, en poésie comme ailleurs. Mais on n’a rien dit de Mallarmé quand on le dit athée : la tâche de la poésie, celle des vrais poètes, n’est pas de fanfaronner face au néant, mais de veiller à ce que la dignité humaine soit préservée par une parole juste, face à la tentation du dérisoire.
Si je voulais dire, en plus de ces mots bien insuffisants sur l’œuvre qu’il laisse, quelques mots sur l’homme qu’il fut, je pourrais faire l’éloge de sa bonté foncière, qui surprendra peut-être ceux qui ne l’ont connu que superficiellement. Il a aidé beaucoup de gens. Il était non seulement un homme d’une immense culture, mais aussi d’une profonde sagesse, quelqu’un à qui la vie, et de grandes épreuves intimes, avaient beaucoup appris. Un homme qui s’efforçait de vivre selon la vérité, et à qui, en vrai Grec qu’il était, le sens de la mesure paraissait la qualité la plus éminente et la plus rare. Mais puisque ces mots sont dérisoires, et que quelques lignes sont insuffisantes pour transmettre à ceux qui ne l’ont pas connu ce fait très simple et très complexe qui était le magnétisme de sa présence, la véritable magie qu’il rayonnait autour de lui, je parlerai ici de sa drôlerie, de la vivacité de son esprit, de sa causticité qui était à elle seule un enseignement.
Tous les gens « importants » le faisaient rire, et la foire aux vanités dont la comédie littéraire ou politique offre tant d’exemples suscitaient de sa part un feu d’artifice de mots féroces. Il avait le don d’inventer des surnoms qui peignaient en quelques syllabes les personnalités qu’il observait ; il était d’ailleurs, crayon en main, un excellent caricaturiste. Peu de gens auront par exemple reconnu, dans les Poèmes du fond de l’œil, le portrait de l’auteur de Moderato cantabile sous les traits d’un bizarre animal nommé l’adura, décrit sous la forme d’un pastiche de Jean-Henri Fabre.
Ces malices n’étaient pas rares chez lui. À un écrivain tout à fait obscur qui lui avait écrit sur un papier à en-tête comportant, au-dessous de son nom, une bonne quinzaine de lignes mentionnant les distinctions, prix, honneurs et titres aussi ronflants qu’insignifiants, il répondit par trois lignes très sèches et très polies, sur un papier qu’il avait confectionné pour l’occasion et dont l’en-tête était libellé ainsi :
« Claude Michel Cluny
abonné au gaz »
Les honneurs lui étaient indifférents. Les décorations le faisaient pouffer de rire. Il acceptait les prix littéraires sans les avoir cherchés, heureux pour son éditeur plus que pour lui-même. La reconnaissance, en revanche, ne lui était pas du tout indifférente : mais il voulait qu’elle lui vienne de gens qui l’avaient lu. On peut peut-être l’accuser de partis pris injustes dans sa carrière de critique littéraire et cinématographique (mais il y aurait tant à dire sur l’immense énergie qu’il déploya au service du cinéma, sa plus grande passion après la peinture), une chose est sûre : il ne disait jamais de bien ni de mal d’un livre sans l’avoir lu de la première à la dernière ligne, d’un film sans l’avoir vu avec une attention extrême. Seuls les naïfs diront que c’est la moindre des choses. Et il acceptait avec intérêt qu’on ne fût pas d’accord avec lui, sans pour autant changer d’opinion. Le rôle d’un critique est comparable à celui d’un panneau indicateur : il doit indiquer une direction. Les pires critiques sont les girouettes : ils égarent leurs lecteurs. De La Quinzaine littéraire et de la revue Cinéma jusqu’à Lire, à L’Express et au Figaro littéraire (où il ne s’occupa plus que de littératures étrangères), Claude Michel Cluny n’a jamais été une girouette. Cette qualité éminente était aussi sa marque dans la vie. C’était un ami sûr.
C’était un homme d’une parfaite élégance de cœur et de manières, un maître en savoir-vivre, d’un raffinement exquis. Il a mis la même élégance dans sa vie et dans son art : il n’a laissé aucune œuvre inachevée. L’idée que des universitaires pourraient un jour trouver de l’intérêt à ses tâtonnements lui paraissait saugrenue. Il détruisait ses manuscrits sitôt les livres parus. Seule l’œuvre publiée devait compter. Je n’ai d’ailleurs que très exceptionnellement vu chez lui traîner un brouillon : si l’on apercevait chez lui quelque manuscrit, c’était que l’œuvre venait d’être finie. Les amis de Ravel racontent la même chose. Le parallèle n’est pas erroné : il avait quelque chose de ravélien dans son obsession de la perfection. Un trait, que j’ai gardé pour la fin de ce petit portrait, le dépeint tout entier.
Dans le deuxième tome de son Œuvre poétique, paru en 2010 aux éditions de la Différence, on trouve une première section intitulée « Poèmes séparés », rassemblant les textes qui n’ont pas trouvé place dans des recueils ; certains sont parmi les plus beaux qu’il ait écrits. Il les a disposés selon un principe qu’il adopta dès son premier livre, Désordres (Gallimard, 1965) : selon leurs titres, dans l’ordre alphabétique. Rien de particulier ne signale donc au lecteur le poème de la page 37, intitulé « Explication », daté du 5 mai 2005. C’est un poème que je connais bien, car il me l’avait confié pour la publication des actes du colloque que Pierre Brunel et moi-même avons organisé sur son œuvre à la Sorbonne pour ses 75 ans, en juin 2005. Dans le volume de 2010, il faut aller lire la note sur ce poème à la fin du volume pour apprendre qu’il s’agit du « dernier poème » de l’auteur : l’ayant écrit, lors d’un séjour dans la petite ville de Naoussa, sur l’île de Paros, un lieu qu’il aimait particulièrement, Claude-Michel Cluny sut aussitôt avec certitude, non seulement qu’il ne reviendrait jamais en ces lieux, mais que ce poème serait aussi le dernier qu’il écrirait. Il le sut, et il le décida aussi. Il avait encore presque dix ans à vivre, mais l’incertitude était là. Et l’inachevé lui faisait horreur.
Il a donc choisi de mettre un terme à son œuvre poétique après avoir écrit les vers que voici, magnifiques et mystérieux. Il ne les a pas présentés de façon pathétique, en fin de volume. Il a dissimulé cette fin aux lecteurs inattentifs. Elle est là, au détour d’une page. Ainsi en est-il de toute son œuvre, où foisonnent les secrets.
JEAN-YVES MASSON
EXPLICATION
Lorsque l’Hermès Express
entra lentement en gare d’Éphèse,
les voyageurs arrivés de Sidon de Tyr
ou de Palmyre apprirent la nouvelle
– bruissante dès la criée du soir,
une fragile fragrance de mai
en hiver eût été moins surprenante –
plus incongrue que celle d’un astre !
de la chute de Rome entre les mains
des Barbares. Un vieil érudit l’aurait lue
– oh ! sur d’antiques tablettes ! –
dans les ruines de Leptis – en Libye.
Voilà pourquoi personne non personne
n’est venu de là-bas depuis des siècles.
Naoussa, Paros, 5 mai 2005
Claude Michel Cluny
Œuvre poétique, vol. II (éd. de La Différence, 2010)
8 Réponses pour Pour saluer Claude Michel Cluny
…
…un monde imaginaire au delà les réalités passés survivre au présent en privé,!…etc,!…
…
« Le passé nous attend » est une formule tellement juste !
Je suis de ceux qui doivent beaucoup à C. M. Cluny. Je l’ai rencontré plusieurs fois, trop rarement, et nous avons souvent correspondu : la moindre lettre, carte, le moindre courriel de lui se signalaient par son écriture à la fois sculptée et vivante. Hommage ému au grand écrivain, à l’immense poète qui a su embrasser la plénitude de la vie avec d’autant plus de ferveur qu’il savait combien elle s’appuyait à la mort à venir.
Je n’ai trouvé nulle part ni la date ni le lieu de ses obsèques, j’aurais tant aimé lui dire adieu. Nulle part aussi, je n’ai trouvé la mention de son passage à l’ORTF où il a dirigé la Bibliothèque centrale au sein des services de documentation. Je suis arrivé à l’ORTF en 1971, j’ai rapidement intégré son service et ai pu travailler avec lui durant quatre ans. J’ai appris à apprécier l’homme. Très cultivé, il menait de front ses travaux de critique littéraire et cinématographique, son travail d’écrivain et de poète. Il parlait avec gourmandise de ses voyages innombrables, des plaisirs de la vie, tout en portant un regard désabusé sur le monde. Il possédait le sens de la formule, était soucieux du mot juste, avait parfois la dent dure et l’humour cinglant, les détestations bien ancrées, le lyrisme débordant, le sourire aux lèvres, les yeux pétillants et l’oeil acéré.
Merci Mr Cluny.
PS : si quelqu’un peux me dire l’endroit où ses restes reposent, je lui en serais reconnaissant.
«C’était un homme d’une parfaite élégance de cœur et de manières, un maître en savoir-vivre, d’un raffinement exquis. »
Enough said…
Selon son propre voeu, Claude Michel Cluny n’a pas eu d’obsèques. Il a été incinéré sans témoin.
Bonjour,
Regardez le nouveau site sur la collection Orphée qui n’est pas achevé, j’espère qu’il le sera un jour.
Merci.
http://www.orpheepoesie.com/
Magnifique in memoriam de Jean-Yves Masson que Cluny appréciait beaucoup [L’Invention du temps l’atteste].
Il ya dans ces lignes une grande estime, une connaissance de l’homme et du poète, difficilement séparables, qui entraîne l’admiration pour le vivant et pour le mort, presque à égalité. Le mort a du poids en livres, le vivant a de l’encre à immoler.
Qui lit Cluny décédé ? Il a de fort beaux et grands poèmes, des poèmes d’amour incomparables, d’autres plus quelconques, voire médiocres. Désordres est un livre qui s’avère désopilant, on serait désorienté à moins. Dans l’Invention du temps, le fameux journal, un régal pour les portraits à charge contre Arland, Bosquet, etc. mais aussi des petites lâchetés, par exemple Rouart, brocardé au début, devient un ami. Les lourdeurs météorologistes… C’est bizarre, une œuvre. Mais bon, dans l’ensemble, un authentique régal.
Merci à Jean-Yves Masson pour cet éloge funèbre de haute tenue.
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