
Pour saluer Javier Marías
Javier Marías, « écrivain-clé de la littérature en espagnol » comme le dit dans un gros titre El Pais (et pas seulement « de la littérature espagnole », ce qui serait plus restrictif) vient de mourir d’une pneumonie à Madrid à l’âge de 70 ans. Outre la peine que suscite la nouvelle tant l’homme derrière l’écrivain était attachant, c’est une grande perte non seulement pour la création romanesque contemporaine (son œuvre était traduite dans quelque quarante langues) mais pour tous les lecteurs qui ont pu pendant des années apprécier son humour, sa causticité, son indépendance d’esprit, son non-conformisme et surtout son sens critique dans ses chroniques d’El Pais.
Il partageait son activité littéraire entre la traduction (sa version espagnole de Tristram Shandy de Laurence Sterne avait été primée mais il avait également traduit les œuvres de Thomas Hardy, Conrad, Nabokov, Faulkner, Stevenson), l’enseignement à l’université Complutense (Madrid) ainsi qu’à l’université d’Oxford, et l’écriture propre dite ; il avait longtemps vécu dans son enfance et et sa jeunesse à l’étranger, notamment aux Etats-Unis, son père, le philosophe Julian Marias, ayant été forcé d’y enseigner après avoir été dénoncé puis interdit d’enseignement en Espagne franquiste. Passé maitre dans ce qu’on a appelé, à tort ou à raison, son « esthétique de l’incertitude » au risque de l’y enfermer, jamais il ne ratait une occasion de payer sa dette à son maitre Juan Benet,
Une sacrée personnalité, Marias ! Un tempérament qui passait pour provocateur. Ainsi de la question catalane à laquelle il était sensible car c’était la région de sa femme et il y passait régulièrement du temps. Lorsqu’il lui consacrait des chroniques, c’était pour dire que l’avenir de cette partie de l’Espagne lui était complètement indifférent, et qu’il se fichait pas mal de son éventuelle indépendance, mais qu’il ne supportait pas que l’idée que les indépendantistes y prennent le pouvoir car ils y établiraient sans le moindre doute un régime totalitaire. Dans un autre registre, il avait prévenu qu’il refuserait tout « prix institutionnel ». On a quand même voulu le gratifier du Premio nacional de narrativa pour son roman Los enamoramientos (Comme les amours, traduit par Anne-Marie Geninet, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2013). Un prix organisé par le ministère de la Culture. « Je ne veux rien devoir à un gouvernement, ni celui-là ni un autre. C’est une question de conscience » répétait-il publiquement. Sa position depuis 1995. Ceux qui avaient cru passer outre s’en sont mordus les doigts car cela a fait du raffut dans la presse. Il refusa ainsi trois chèques pour un montant total de plus 50 000 euros pour trois prix. Tant pis pour les critiques qui voulurent y voir une pose ou une attitude.
Dans Vies écrites (Vidas escritas, traduit de l’espagnol par Alain Keruzoré et Stéphanie Decante, 206 pages, 17 euros, Arcades/Gallimard), Javier Marias se révéle être un écrivain complet. Non pas au sens de l’homme de lettres d’autrefois. Il ne se contente pas de briller dans tous les genres. Il prend des risques. Difficile d’ouvrir chacun de ses nouveaux livres sans songer aux bonheurs de lecture qu’il nous a déjà procurés avec notamment des romans tels que Un cœur si blanc, Demain dans la bataille pense à moi ou Si rude soit le début.
Le ton de ses Vies écrites est de cette encre. Une vingtaine de brèves biographies construites sur le même mode, dont l’esprit et l’angle sont annoncés par le titre : « Henry James en visite », « Thomas Mann en ses souffrances », « William Faulkner à cheval », « Yukio Mishima dans la mort », « Ivan Tourgueniev en sa tristesse. Pas d’Espagnols dans cette rafle. C’est délibéré, on s’en doute. Il ne s’est pas autorisé, trop inhibé pour le faire ; il semble que critiques et collègues lui aient par le passé dénié son hispanité (langue, littérature, citoyenneté) ; sans quoi il aurait traité aussi bien March, Bernal Diaz, Cervantès que Quevedo, Valle-Inclàn, Aleixandre). L’allure en est rapide et incisive comme une bonne nouvelle. Parfois, cela en dit plus qu’une épaisse biographie ; encore faut-il l’avoir lue pour le savoir. Marias isole un petit fait vrai et resserre sa focale sur la signification qu’il lui prête au risque du procès en saintebeuvisme – ou plutôt en saintebeuverie… Il a le culte du divin détail, du trait, de la flèche. Nabokov ne disait-il pas :
« Dans l’art élevé et la science pure, le détail est tout »
Autant de vignettes savoureuses et de concentrés de vie. De l’anecdote mais en majesté. Le tout animé par une profonde empathie et une affection mâtinée d’humour- sauf pour Mann, Joyce et Mishima traités avec un humour dénué de la moindre affection… Rien de moins solennel que cet exercice irrévérencieux dans l’admiration. On sent que l’auteur s’y est amusé car c’est contagieux. Il jouit de ses formules :
« Après lui (Rimbaud), tout écrivain précoce ne pouvait être que tardif »
Qu’est-ce qui y est du ressort de sa pure fantaisie ? Nous n’irons pas vérifier. Je veux bien croire que Faulkner relisait le Quijote une fois par an. Ou que Joyce a vraiment dit qu’il rêvait de copuler avec une âme et qu’il était coprophile. Ou que Lampedusa accordait un tel prix à ses livres qu’il glissait des billets de banque entre les pages, ce qui faisait de sa bibliothèque un trésor à double titre. Ou que Rilke ait été « le plus grand poète du siècle (il y a peu de doute à ce sujet) » – et pourtant, Dieu sait que j’admire l’auteur des Elégies de Duino, mais enfin, la poésie, ce n’est pas les Jeux Olympiques et tout jugement littéraire est contestable.
« Rose, pure contradiction, plaisir/ de n’être rêve de personne entre tant/ de paupières » (épitaphe de Rilke par lui rédigée)
Bref, si ce n’est pas vrai, c’es vraisemblable. Bien sûr, emporté et grisé par son verbe, Javier Marias se laisse parfois aller à des généralités absurdes du style : « Lampedusa était excessif comme tous les écrivains ». Ou des mystères qui n’en sont pas comme le fait que chez Thomas Mann, perturbations intellectuelle et sexuelle aillent de pair. Mais il le fait avec une telle ironie, sans se prendre au sérieux, qu’on ne saurait lui en vouloir.
Je n’ai pas encore lu Tomás Nevinson, son tout dernier roman paru à Madrid en 2021 et à paraitre en janvier 2023 chez Gallimard. J’en suis resté à ses deux livres précédents qui m’avaient laissé béat d’admiration. Tout d’abord Si rude soit le début (Asi empieza lo malo, traduit de l’espagnol par Marie-Odile Fortier-Masek, 576 pages, 25 euros, Gallimard). Il y témoigne de ce qu’il demeure l’un des meilleurs écrivains européens, vingt-cinq ans après le roman qui l’avait révélé Corazon tan blanco (Un Cœur si blanc, Rivages) avant Demain dans la bataille pense à moi qui fut couronné du prix Femina étranger. Cette fois, c’est tout autre chose mais c’est bien sa manière à l’envoûtement de laquelle on résiste difficilement.
Quatre personnages principaux, peu de créatures secondaires, occupent la scène en permanence. Outre le narrateur, Juan de Vere, 24 ans (l’âge de l’auteur à la mort du général Franco) qui vit à demeure pour mieux faire son apprentissage et son doctorat auprès d’un homme qu’il admire et dont il devient de facto le secrétaire, il y a donc Eduardo Muriel, cinéaste borgne qui eut son heure de gloire et sait encore la faire scintiller, un homme cynique, excentrique jusque dans l’harnachement de son Harley-Davidson ; son épouse Beatriz Noguera, fan de l’écrivain Juan Benet, qu’il n’a de cesse d’abaisser, d’avilir, d’insulter, de rejeter, de frustrer avec une perversité et une cruauté inouïes, refusant de la toucher et la laissant le supplier sans l’autoriser à franchir le seuil de sa chambre, son obscure vengeance en raison d’une ancienne faute inconnue que le narrateur mettra près de six cents pages à élucider ; leur ami le médecin au passé trouble Jorge Van Vechten.
Le couple cohabite dans un grand appartement de la Calle Velazquez avec vue sur le Retiro, l’un de ces immeubles où les vastes intérieurs bourgeois n’ont pas encore été morcelés comme c’est la règle ailleurs, les familles étant moins nombreuses qu’avant, les enfants plus indépendants et les domestiques logés ailleurs. C’est peu dire que la maison bruisse de mille rumeurs tant elles irriguent le récit. Le narrateur se métamorphose sous nos yeux dès lorsque Eduardo Muriel l’a pris comme confident :
« Que ferais-tu si tu apprenais qu’un ami de longue date n’a pas toujours été tel qu’il est à présent ? Pas tel qu’on l’a connu. Ni tel qu’on a toujours cru qu’il était. »
Voyeur amené par la situation à écouter aux portes à mesure que progresse le récit, il se met dans la peau d’un espion, d’un mouchard ; mais il ne suit pas seulement le mystérieux docteur Van Vechten à la demande de son commanditaire, pour savoir si ce qu’on dit de lui dans ses rapports avec les femmes est vrai : il en vient à suivre également Béatriz Noguera dans ses pérégrinations madrilènes et découvre qu’elle se rend régulièrement dans une sorte de sanctuaire appelé Notre-Dame de Darmstadt, antenne locale d’un mouvement apostolique allemand très implanté en Amérique latine, ce qui nous vaut des scènes à mi-chemin entre le Alfred Hitchcock de Vertigo et le Graham Greene de la Fin d’une liaison. Il s’y sent dans « une sensation de fange » tant il a l’impression d’être instrumentalisé au sein d’un mécanisme dont le ressort le dépasse, jusqu’à être embarqué dans une affaire hors de ses compétences, rendu témoin par ce couple de « l’interminable et indissoluble malheur qu’était leur mariage ».
L’action se situe dans le Madrid de la fin des années 70. Le général Franco était mort depuis plusieurs années, Adolfo Suarez dirigeait le gouvernement et assurait la transition démocratique, mais c’était encore un temps où l’on redoutait qu’un coup d’Etat militaire ramène le pays dans la dictature (n’y eut-il pas deux tentatives pour donner du crédit aux fantasmes ?). Javier Marias donne le sentiment qu’il ne peut croiser quiconque sans se demander s’il n’a pas plus ou moins trempé dans le franquisme au cours des trente six années de dictature, que l’individu l’ait fait par conviction politique, par indolence ou par peur. La Guerre civile, toujours avec un G majuscule car c’est la grande guerre des Espagnols, était achevée depuis 1939 mais « d’une façon ou d’une autre, tout a encore à voir avec la Guerre » » ; tout y ramène, et plus encore dans la bouche de ceux qui ne l’avaient pas vécu,
« qui seront ceux qui en auront le plus besoin pour donner un sens à leur existence : pour fulminer, pour s’apitoyer, pour avoir une mission, pour se persuader qu’ils appartiennent à une faction idéale, pour chercher une vengeance rétrospective et abstraite qu’ils appelleront justice, quand elle ne peut être posthume ; pour s’émouvoir et émouvoir les autres, leur faire verser des larmes, pour écrire des livres, tourner des films et faire du fric, pour s’auréoler de prestige, pour tirer quelque profit sentimental des malheureux qui sont morts, pour imaginer les peines qui leur ont été infligées, leur souffrance que nul ne saurait imaginer même s’il les a entendu raconter de première main ; pour se prétendre leurs héritiers. Une guerre comme celle-ci est un stigmate qui ne s’efface pas en un siècle ou deux, parce qu’on le retrouve en tout, il affecte et avilit toute chose. Il représente ce qu’il y a de pire. Cela revint en quelque sorte à retirer le masque de civilisation que portent les nations dites présentables (…) Cette guerre perdra de sa virulence avec le temps, et c’est déjà le cas. Mais elle sera comme l’un de ces conflits familiaux qui se perpétuent au fil des générations… »
Or non seulement nul n’en voulait parler de même que des interminables années de la dictature, mais on aurait cherché en vain des Espagnols qui n’en avaient pas été victimes ; même Eduardo Muriel, qui était pourtant très jeune en ce temps-là, assure que s’il est borgne, c’est à cause de la balle d’un paco, un franc-tireur. Comme si tous avaient été du même côté. Soudain, leur antifranquisme parut remonter à « des temps immémoriaux ». Ca fanfanronnait et ça bombait le torse de partout, y compris chez des universitaires et des intellectuels de gauche ou autoproclamés tels ; on peut voir là l’écho du propre ressentiment de l’auteur dont le père, un Républicain, dut s’exiler aux Etats-Unis pour pouvoir continuer à enseigner (difficile d’oublier que Marias décline par principe tout prix à caractère officiel ou institutionnel remis par l’État espagnol pour protester contre les coupes dans le budget de la culture).
Les vrais, les rares authentiques, se gardaient bien de dénoncer ceux de la dernière heure pour ne pas faire obstacle au pacte social (on a connu ça dans la France de 1945) ; de toute façon, ils était habitués « à perdre et à se taire ». Marias, lui, s’interroge sur la facilité avec laquelle n’importe lequel d’entre eux, qu’il fut républicain ou nationaliste, pouvait faire des paseos, spécialité nationale de l’époque qui consistait à aller en groupe chercher quelqu’un chez lui, à l’emmener dans un coin isolé à seule fin de lui loger une balle dans la tête avant de balancer son corps dans un fossé.
C’est un roman magnifique, saisissant, pénétrant et d’une belle ampleur, américaine au sens où on l’entend généralement pour louer le légendaire Grand-roman-américain, digressif à souhait (il a adopté la devise de son cher Laurence Sterne dans son Tristram Shandy : « Je progresse- à mesure que je digresse »), plein d’incises et de phrases serpentines, de couleurs, de fumets et de parfums (le narrateur attribue même une certaine odeur à l’extrême-droite et relève que des locaux, des salons, des lieux publics, des personnes puent le franquisme). Sous sa plume, chaque description physique élève le souci du détail et son exploration au rang d’un des beaux-arts, c’est tout en tout cas l’ambition qu’il se donne et le résultat auquel il aboutit avec l’air de ne pas y toucher.
Profus et épais mais jamais bavard, ce roman plein de milliers de mots s’offre même le luxe de s’achever par un éloge du silence dans la bouche du narrateur : « Non, pas de mots », et là, on se retient de saluer Marias plein de grâce. Son roman appartient à cette catégorie de livres qui nous ralentissent, nous invitent naturellement à nous attarder sur la page et à y prêter attention, non en raison de sa complexité mais pour son charme, sa capacité à nous séduire, nous envelopper, nous captiver. Comme on sent que l’auteur a pris goût à s’installer dans son histoire, on a envie d’en faire autant. C’est d’autant plus nécessaire en l’espèce que, comme le fait observer le narrateur, dans un pays qui vécut tant d’années sous une chape de plomb, « le temps passe au ralenti pendant les dictatures »
Des réflexions vitales sur la cruauté, la trahison, la jalousie, le secret, la loyauté sont habilement énoncées comme des généralités à la manière des grands moralistes. Et si cela a parfois le goût d’une citation (« La vérité est une catégorie que l’on met entre parenthèses pendant la vie »)fût-ce dans un dialogue, ce n’est peut-être pas un hasard. La vérité : y penser toujours en sachant qu’on n’y accèdera jamais. Naturellement, nous ne dirons rien de la progression de l’enquête ni de son issue. Tout juste pouvons-nous éclairer le lecteur sur la mystérieuse beauté du titre, annonciatrice de celle de la traduction de tout le roman. Marie-Odile Fortier-Masek a réussi là une prouesse dès le titre : Asi empieza lo malo est finement adapté en Si rude soit le début ce qui rend justice à… Shakespeare :
«Thus bad begins and worse remains behind… (Hamlet, III, 4)
« Si rude soit le début, le pire reste derrière nous… » Javier Marias en a fait l’étendard et le chevau-léger de son histoire, manière de dire que nous faisons parfois en sorte qu’advienne ce que nous redoutons afin de le mettre derrière nous, de le reléguer dans le passé afin de lui enlever ce qu’il a de plus effrayant et de plus pesant.
L’autre roman dont la lecture m’a ébloui tant s’y affirme la maitrise de Javier Marias s’intitule Berta Isla (Berta Isla, traduit de l’espagnol par Marie-Odile Fortier Masek, 590 pages, 23 euros, Gallimard, 2019). Quelqu’un a tué Janet. A partir de là… Berta Isla, une pure madrilène de la cinquième génération, beauté brune et sereine, plaisante et imparfaite. Elle fréquente Tomàs Nevinson, moitié anglais-moitié espagnol, depuis la classe de première. Ils allaient avoir quinze ans. Un couple si précoce était-il voué à développer une relation « pseudo-fraternelle », du moins dans les premiers temps, quitte à ce qu’elle les rattrape plus tard et gouverne leur vie autrement que les couples plus tardifs ? Une journée dans leur vie commune suffira à faire basculer leur destin vers l’inconnu. Berta Isla connaît-elle vraiment celui qu’elle croit aimer ? On en revient à Proust, dont la musique résonne en sourdine, et à ce qu’il en disait dans une lettre :
« Nous vivons auprès de gens que nous croyons connaître. Il nous manque l’événement qui nous les révèlera autres que nous les savons »
Tom Nevinson, très doué pour les imitations, ferait une taupe idéale. D’ailleurs L’Agent secret de Conrad traîne ses guêtres dans plusieurs pages, de même que les poèmes de T.S. Eliot et, plus inattendu, La Sculpture funéraire d’Erwin Panofsly. Ca se passe dans l’Espagne d’avant. Un pays où il n’y a pas de politique : juste les ordres du Généralissime. La trahison en est le fil rouge, ce qui n’étonnera pas les fidèles lecteurs de Javier Marias tant ils le savent obsédé par la chose. Lui-même en convient et la fait remonter à un événement traumatisant de la guerre civile : la dénonciation de son père, le philosophe républicain Julian Marias Aguilera, aux phalangistes par … son meilleur ami.
Douze après sa disparition, Berta Isla retrouve Tom, son jeune mari qu’elle croyait disparu au cours d’une opération spéciale des services secrets britanniques pour lesquels il effectuait une mission. Pénélope et Ulysse s’inscrivent en filigrane tout le long de ce récit couturé d’incertitudes, de masques, de silences et d’effacements. Le colonel Chabert est en embuscade dans certains chapitres : on espère retrouver le disparu donné pour mort mais on craint tant sa résurrection que son retour. Sauf que Tom aurait pu donner des nouvelles, tout de même. Les ordres ont beau dos. Elle ne saura jamais ce qu’il a fait pendant tout ce temps et en nourrira un ressentiment de femme trompée.
Il serait vain de dresser l’inventaire d’un tel roman, non seulement parce que cela gâterait le plaisir de le découvrir mais encore parce que sa richesse ne se réduit pas à une accumulation de morceaux de bravoure, de formules, de faux-semblants ou de situations. C’est une mélodie envoûtante qui nous enveloppe dès le début et ne nous lâche pas. Tout ce qui y est dit, chanté, murmuré mais rarement hurlé, ne prend sens que par le tout. La fidélité ne s’explique pas et « les loyautés imméritées » encore moins.
L’auteur s’installe, prend son temps, digresse. Ses descriptions sont foisonnantes. Visiblement, il s’y plaît. Portrait de femme ou portrait de couple, ses portraits se déploient en un luxe inouï de détails dans la peinture de chaque trait. Il ne lui faut pas moins de trois pages pour dessiner le visage de son héroïne. Voilà un romancier qui engage à chaque fois une conversation jamais bavarde avec l’invisible lecteur traité en ami. Faut-il être parvenu à ce degré d’intimité pour employer si souvent l’expression « petite culotte » s’agissant de celle de ses héroïnes bien sûr, comme si l’homme derrière l’auteur éprouvait une certaine jouissance à accoler systématiquement le nom et l’adjectif. A la réflexion, un tel sous-vêtement ne saurait être autrement : a-t-on jamais entendu parler de « grande culotte » ? Ce serait donc pléonastique et uniquement justifiable par le plaisir secret qu’il y a à la prononcer. Mais ça passe comme le reste car Javier Marias a une rare qualité dont il fait preuve de bout en bout : la tenue, l’élégance.
(Photos Gianfranco Tripodo et D.R.)