de Pierre Assouline

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La République des livres
Quand la vie ressemble au cinéma

Quand la vie ressemble au cinéma

Comment faisons-nous vivre en nous ceux qui ne sont plus là ? A partir de ce qui est moins une question qu’une réflexion, en apparence des plus simples et naturelles, que Philippe Claudel s’est lancé à nouveau dans un roman, six ans après le dernier, dans un registre bien différent de celui du Rapport de Brodeck et des Âmes grises. Cette fois, le titre est tout aussi énigmatique, et plus encore par la touche exotique qu’il suggère : L’arbre du pays Toraja (209 pages, Stock). Car le déclic lui est venu d’une découverte personnelle à l’occasion d’un voyage dans une île de l’archipel indonésien qui a nom Sulawesi ou Célèbes, à quelques 300 kms de Bornéo. Les Toraja y célèbrent la mort des enfants selon un rituel ancestral, en plaçant leur corps dans un jeune arbre, lequel continue de pousser et, ce faisant, l’emmène vers le ciel.

On connaît des gens qui n’ont pas d’amis ; on en connaît aussi qui en ont beaucoup, ce qui revient au même. Philippe Claudel appartient à la troisième catégorie : ceux qui ont quelques amis, ne galvaudent pas le beau mot d’amitié, le chérissent et l’entretiennent jusqu’à le sanctuariser parfois tant ils savent qu’il recouvre quelque chose de rare et de précieux. C’est d’amitié entre hommes qu’il s’agit dans ce roman. Le narrateur, un cinéaste contemporain, a perdu son ami le plus proche qui se trouvait être également son producteur. L’un est un créateur à l’égal de tout artiste, l’autre celui qui permet à la création de toucher ceux à qui elle est destinée, toujours prêt, disponible, attentionné. Le film est d’une certaine manière leur œuvre commune.

 & celui qui souhaitait qu’on l’oublie et qui fut comblé (in « De quelques amoureux des livres »)

Ce cinéaste aime quand la vie ressemble au cinéma. Comme beaucoup de sa génération, il doit sa culture cinéphilique au ciné-club de la télévision d’antan, celui des films d’après Apostrophes du temps de Claude-Jean Philippe, et celui du dimanche soir de Patrick Brion avec une drôle de voix et un générique nostalgique. Aujourd’hui, il se rend compte que le cinéma est partout tant la fiction travaille le monde à l’heure où Daesch met en scène sa barbarie pour le 20h.

 & et cet autre, Maroul el Bahranei, égyptien de 62 ans, qui s’était retranché dans les toilettes du centre culturel copte d’Alexandrie avec dix otages et qui menaçait de tout faire sauter si personne ne publiait son roman, « Reviens petite princesse », et qu’on laissa faire (in « De quelques amoureux des livres »)IMG_5181

Il y a des pages fortes sur la conscience de vieillir, la nécessité d’être solidaire de tous ses âges, l’observation de son propre corps lorsqu’il se fait « inamical », autant dire en voie de trahison, et l’inventaire de ses travers, la maladie quand la mort fait de tous des enfants. Pas de pathos, de solennité, de tristesse, ou de sens du tragique. Rien d’un tombeau. Juste de quoi apprendre non à mourir mais à endurer, supporter, dépasser le désarroi dans lequel nous entraine la perte des plus proches. Le ton est étonnamment allègre quand on l’aurait craint doucement funèbre. L’auteur nous y avait préparé en publiant à la fin de l’année passée, donc hier, un savoureux petit livre fort bien édité De quelques amoureux des livres (113 pages, 13,50 euros, Finitude). Une fantaisie sur ces écrivains qui n’arrêtent pas de ne pas écrire, procrastinateurs compulsifs, allumés du porte-plume. Des gens qui aiment moins écrire qu’avoir écrit et sont souvent le principal obstacle entre eux et leur gloire annoncée. Des victimes pathétiques qui voient un point d’exclamation en état d’ébriété lorsqu’il est inversé.

Les deux personnages principaux flottent entre Kundera et Piccoli, leurs piliers. On imagine que gravir de tels géants sans excès de gravité fut aussi délicat que l’ascension d’un sommet. A chacun ses Everest. Ceux de Claudel (à qui l’on fait régulièrement dédicacer les œuvres d’un certain Paul Claudel dans les salons du livre et qui s’y prête avec le sourire) sont de vraies montagnes ; le goût, la passion la folie peut-être de l’alpinisme dans ce que ce mode de vie, plus qu’un sport, a d’irraisonné est peut-être la clef de cet homme. Il a tout lu et tout vu sur le sujet qu’il connaît de l’intérieur pour le pratiquer de longue date. Sûr que son art poétique doit quelque chose à ce que l’escalade a de démesuré dans l’ivresse qu’elle procure, à égalité avec les vapeurs du Cos d’Estournel 1995. Surtout quand il observe pendant plusieurs pages de la fenêtre de son appartement la femme du 6ème « de l’autre côté du vide » jusqu’à en  faire un personnage. On ne tutoie pas les stratus en vain. Tout le contraire de son ami producteur qui trouvait son ivresse, lui, dans la fumée des Craven A.

On se doute que L’arbre du pays Toraja a permis à l’auteur de faire son deuil. Ceux qui ont en mémoire le bref et émouvant Jean-Bark (2013) du même auront compris que Philippe Claudel a transposé dans son roman le lien indéfectible qui le lie au-delà de la mort il y a près de deux ans, de la disparition et de l’absence à celui qui fut son éditeur et ami, Jean-Marc Roberts. Sa personne est devenue un personnage. Rien ne dit que, d’une manière ou d’une autre, on ne retrouvera pas sa silhouette flottant encore dans ses prochains romans. Car tant qu’on le verra et qu’on en parlera, il vivra. Il n’est pas de plus beau témoignage d’amitié.

 & et celui qui se croyait l’auteur du livre alors qu’il n’en était que le personnage (in « De quelques amoureux des livres »)

 P.S. Un détail : l’épigraphe de Beth Gibbons, probablement des paroles échappées d’une de ses chansons avec le groupe Portishead, est belle mais elle est en anglais, ce qui est bien, non traduit, ce qui est regrettable. Les écrivains sont coutumiers du fait. Ils font confiance à la musique des mots. Pas une raison pour écarter ceux qui n’entendent rien à cette langue. Pourquoi exclure dès l’entame quand on veut rassembler ? Voilà, c’est dit.

« God knows how I adore life/ When the wind turns/ On a shore lies another day/ I cannot ask for more »

(Photos Passou)

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