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Quand « l’autre » est un pervers narcissique

Quand « l’autre » est un pervers narcissique

Il y a comme cela des fictions qui, aussitôt refermées, l’air de rien, modifient non seulement le regard que l’on porte sur les gens, mais celui que l’on porte sur soi. On se demande : en sont-ils ? et qui me dit que je n’en suis pas moi-même ? Effet garanti même si cela ne dure pas. Demeure un trouble inquiétant. Ainsi de L’Autre (199 pages, 16 euros, Seuil), premier roman de Sylvie Le Bihan. Du vécu à coup sûr, mais sans que les relents autobiographiques aient la vanité des romans à clés.

C’est d’une psychopathologie qu’il s’agit : celle du pervers narcissique. Non pas uniquement celui qui jouit de la souffrance des autres, mais celui qui de surcroît exulte à enfoncer l’autre pour mieux se rehausser. C’est un dialogue de conscience, sa voix intérieure s’adressant à la narratrice. La vie d’Emma bascule le jour où elle s’y attend le moins. Emma, jeune femme au tempérament de feu, séductrice décidée à vivre ses fantasmes, plutôt grande gueule dans son genre, pleine d’assurance et qui ne se reconnaît qu’une faiblesse traînée comme un boulet depuis l’enfance : elle sait donner mais non recevoir, incapable de reconnaître les efforts de ceux qui l’aiment vraiment, attitude dans laquelle elle voit la forme achevée de l’ingratitude. « Une méchante fille » selon sa mère. Entendez : quelqu’un d’odieux. Ce qui ne l’empêche pas de réussir, de consommer des hommes avant de les jeter sans état d’âme.

Jusqu’à ce qu’elle en rencontre un qui va la déstabiliser au-delà du raisonnable. Non par amour mais par sadisme. De l’extérieur, ce trader de la City semble un homme bien sous tous rapports : physique, intelligence, culture, situation, fortune. Il a si bien réussi dans la vie que cela dispense de se demander s’il a réussi sa vie. De ceux dont on dit spontanément qu’ils ont tout pour eux sans imaginer qu’il ne leur manque plus que l’essentiel pour les rendre supportables : l’humour, la légèreté, le pas de côté. N’empêche que la séductrice est séduite. A l’intérieur, le pire des êtres, une personnalité des plus toxiques pour son entourage proche, assez scatologique pour ne jamais tirer la chasse derrière lui de manière à en faire profiter toute la famille. Généreux, mais à sa manière : il la couvre de cadeaux de prix, la gâte pour mieux la pourrir, crée le besoin pour mieux tuer l’envie dans un univers où dominée par la ruineuse futilité des marques, d’où le côté « viedemerde » chez les riches du récit. Bonus extravagants de fin d’année et lignes de coke sniffées dans le toilettes des grands restaurants : un monde où l’excès est la norme. Malgré tout, elle reste parce qu’elle ne connaît plus rien d’autre depuis longtemps.

Il lui faudra de nombreuses années de mariage pour percevoir ce qui saute aux yeux : il trouve son bonheur à l’écraser. A en faire autant avec leurs enfants. Sous son empire malsain, Emma est dégradée, humiliée, salie, en proie au dénigrement permanent, elle se sent comme une femme en fraude. Elle culpabilise à mesure que le malaise s’installe. L’Autre, jamais nommé, a réussi à instiller le doute en elle. Plus elle se dévalorise, plus il se valorise. Destructeur et puéril, il se sert du langage comme d’une arme : double, ambigu, contradictoire. C’est un malade qui s’emploie à la rendre malade.

Le récit de cette descente aux enfers, mené dans un style crû et coupant, est rythmé en creux par une scène enchâssée qui revient en leitmotiv à intervalles réguliers, un fil rouge reliant leurs deux destins croisés s’articulant : le dixième anniversaire des attentats du 11 septembre dans le silence mystique de Ground Zero. Deux femmes sont là pour faire le deuil de leur mari. Mais contrairement aux autres, elles ne sont pas accablées de chagrin. Plutôt libérées d’une souffrance qui les oppressait. Sans regret. Il est vrai que l’un et l’autre… Que faire alors d’un tel deuil ?

C’est un livre violent, cruel, impudique, immoral. Tout pour être dérangeant. C’est le procès à charge d’un mari manipulateur dans lequel sa victime ne s’épargne pas. Le roman de Sylvie Le Bihan est réussi en ce qu’il déstabilise le lecteur à proportion du désarroi de la narratrice, preuve que quelque chose de sa fragilité est passé. A propos, bien que ce ne soit pas précisé, dans la Bible, ah’er désigne l’autre en ce qu’il est dangereux. Celui qui existe par sa capacité de nuisance avec la méchanceté requise. Autant dire que cet « autre » évoqué dans le titre vient de loin.

(Illustration Philippe Ramette)

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