Quand Paris était la capitale mondiale du photojournalisme
A tous ceux qui déplorent que « Libé n’est plus ce qu’il était », le temps est venu de leur rappeler ce qu’il fut à l’origine. Un quotidien de bric et de broc à l’esprit rebelle fondé par une bande de gauchistes moins soucieux de journalisme que de militantisme. Titre né dans la Résistance, Libération devenu au fil du temps « Libé » est issu d’une nébuleuse née cinq ans après les évènements de mai 1968. Le quotidien se professionnalisa à partir de 1974 lorsque Serge July succéda à Jean-Paul Sartre. Un demi-siècle a passé. Lorsqu’un journal fait don de ses archives photographiques à un organisme officiel, c’est signe qu’il s’institutionnalise. Quand Libé sent le patrimoine, ses lecteurs prennent un coup de vieux. Signe des temps ou appel de l’anniversaire, d’autres fonds d’archives le rejoignent. Libération attend ses nouveaux historiens.
Les Archives nationales possèdent déjà trente-deux fonds de ce type provenant de journaux (Le Petit Parisien, Le Parisien libéré, Le Journal, Le Monde etc) et d’agences en vertu d’une politique de sauvegarde qui remonte à 1956. De cette date, l’illustration n’est plus considérée comme accessoire dans la mémoire d’un journal. De fait, ce sont ses photos que Libé vient de confier aux Archives nationales. Or, si les journaux quotidiens passent pour être des « brouillons de l’Histoire », cela concerne essentiellement les articles ; les photos y échappent car elles pour vocation de figer des moments du passé sans les commenter même si le regard qui les a portées n’est jamais neutre ; par nature, elles s’inscrivent dans la durée. Elles laissent souvent dans la mémoire des lecteurs une empreinte bien profonde que des articles.
De toutes les « Unes » des quotidiens français, celle de Libé est la seule à traiter la photo en majesté lorsque l’actualité s’y prête. Elle reflète tant l’engagement de la rédaction que la vista de son directeur artistique et du chef du service photo (Christian Caujolle dans la durée). Ce sont d’ailleurs ces « unes » historiques qui sont exposées jusqu’au 18 février en l’hôtel de Soubise, site parisien des Archives nationales, celui de Pierrefitte-sur seine ayant la charge de trier, décrire, inventorier, classer 1471 boites contenant un demi-million de tirages, soit 400 mètres linéaires. De quoi libérer le journal des frais de stockage, le débarrasser de la gestion permanente des fonds et s’ôter le souci de la sécurité d’un matériel hautement inflammable et périssable (tirages et négatifs). Un certain chaos résultant d’une certaine conception du classement et une absence de description, à laquelle les différents déménagements de la rédaction n’ont rien arrangé.
La Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (BHVP) a quant à elle hérité des fonds d’archives de l’Agence de Presse Libération (APL) créée comme « un instrument pour la défense de la vérité » et à sa suite de l’agence Fotolib (1973-1978) qui furent à l’origine du service photo de « Libé » avec ses clichés historiques de Mai 68, des grèves chez Lip, des manifestations à Creys-Malville ou celles du MLF etc Un photojournalisme de combat qui soutienne les luttes sociales. Leur rôle vient d’être retracé avec une précision, une rigueur et un luxe de détails remarquables dans Les agences photos, une histoire française (652 pages, 25 euros, les éditions de Juillet) de l’historienne de la photographie Françoise Denoyelle. Le titre dit tout car, on l’ignore bien souvent, cette histoire fut très française avant que les Getty et autres les avalent avec leurs fonds d’images exceptionnels. Seul travail de recherche consacré à ce jour à l’ensemble des agences photo en France au XXème siècle, il se focalise sur 85 agences de 1900 à nos jours. Cette somme est sans conteste appelée à devenir l’ouvrage de référence sur le sujet tout en s’offrent « le luxe » de ne comporter aucune illustration sur « la matière » de l’époque : conflits sociaux en France, occupations d’usine, mort de Franco, guerres civiles au Liban et en Irlande, coup d’Etat au Chili, révolution des œillets au Portugal… Moins un bilan qui clot que l’ouverture d’un chantier.
Une véritable épopée y est retracée à travers l’action et l’oeuvre de ceux qui ont donné ses lettres de noblesse au photo-journalisme, les Gilles Caron, Raymond Depardon, Henri Bureau, Christian Simonpietri, Jean-Claude Francolon, Abbas, Benoit Gysembergh, James Andanson, Alain Mingam, Christine Spengler, Catherine Leroy et d’autres plus anciens et souvent oubliés mais pas moins importants (Denise Bellon, Louis Dalmas etc). Celle d’une époque, à partir des années 70, où Paris en était la capitale mondiale. Gamma, Sygma, Sipa s’y livraient à une féroce bataille pour la couverture de l’actualité nationale et internationale, pour sa diffusion dans les journaux et magazines un peu partout dans le monde, ainsi que d’autres agences d’égale qualité mais de moindre puissance, à l’ombre des pères fondateurs de Magnum. C’est peu dire qu’ils ont modifié notre regard le monde en l’informant autrement autant qu’en l’enrichissant.
C’est peu dire que la photo de presse touche à la formation de l’opinion publique et des représentations collectives. La pompe est donc amorcée. Nul doute que cela encouragera des chercheurs à se pencher davantage sur histoire de Libé. François Samuelson, auteur du premier livre consacré au sujet (Il était une fois Libé, Seuil, 1979) fera don prochainement des cassettes de la cinquantaine d’entretiens qu’il avait réalisés à l’époque avec les pionniers du journal, Sartre, Foucault, July, Gavi, Dollé, Bizot, Geismar, Le Dantec, Rolin, ainsi que des archives de Jean-Claude Vernier qui fut à la racine du projet avec Jean-René Huleu, tous soucieux « que paraisse enfin un quotidien démocratique ». Serge July a quant à lui fait don à l’IMEC de ses archives personnelles relatives à son mandat à la tête du journal (1973-2006). Les fidèles lecteurs de Libé vont pouvoir méditer à nouveaux frais une forte pensée de Groucho Marx :
« Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s’est passé ».
( » Combattant phalangiste chrétien, Beyrouth 1978″, photo Raymond Depardon ; “Bravo l’artiste ! Et c’est reparti pour un tour. François Mitterrand l’emporte largement sur Jacques Chirac. Il réussit le tour de force d’être le premier président de la Ve République à être réélu au suffrage universel pour un deuxième mandat, 9 mai 1988″, photo Thierry Chesnot; »Hammanskraal, Afrique du Sud, 1978. Le colonel Stephanus Jacobus Malan, directeur de l’école de police pour Noirs, pose devant de jeunes recrues » photo Abbas)
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