de Pierre Assouline

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La République des livres
Que faire du « mot-n… » du « Narcisse » ?

Que faire du « mot-n… » du « Narcisse » ?

A priori, ce n’est rien. Juste un mot de trop à remplacer par un mot qui conviendrait mieux. Sauf qu’un mot suffit à déclencher des tempêtes. Aux Etats-Unis depuis quelques années et désormais en France. Là-bas, on l’appelle « the n-word ». Un vrai tabou puisqu’il est décrété imprononçable et inimprimable. Quel mot commençant par un « n… » ? Nigger/ nègre. Après Agatha Christie qui a dû se retourner dans sa tombe en apprenant que ses célébrissimes Dix petits nègres étaient devenus d’anodins Ils étaient dix, c’est au tour de Joseph Conrad de faire les frais de ces mesquines opérations de petit remplacement. L’objet du délit ? Le Nègre du « Narcisse », l’un de ses grands romans dans lequel on voitl’héroïque équipage d’un voilier lutter contre la mort qui rôde quatre mois durant de Bombay à Londres via le cap de Bonne -espérance ; le « nègre » en question, magnifique marin et simulateur hypothétique, hante tout le récit par son ambiguïté et par le doute qu’il suscite quant à son véritable état de santé.

Alexandre Civico, responsable littéraire des éditions Autrement, a décidé de le rééditer en poche sous le titre vague Les Enfants de la mer, comme ce fut le cas aux Etats-Unis en 1897 à la demande de l’éditeur américain tandis que ses confrères dans le reste du monde, y compris en langue anglaise, conservaient un titre dérivé de The Nigger of the « Narcissus ». Ce qui n’a offensé personne, tout lecteur de Conrad le sachant insoupçonnable de sentiments racistes. Pour ne pas faire les choses à moitié, la nouvelle édition a également remplacé « nègre » par « noir » dans le texte ; enfin, dans la narration mais pas dans les dialogues (!).

« Car oui, n’en déplaise à certains, le mot (« nègre ») fait violence » se justifiait récemment l’éditeur dans une tribune publiée par Libération.

Le romancier afro-américain Jake Lamar, pour qui cela n’aurait aucun sens d’expurger l’oeuvre de Faulkner par exemple en en retirant le « n-word », est contre tout radicalisme systématique en l’espèce. Il invite à recontextualiser les textes en question au cas par cas sans quoi on se condamnerait à ne rien comprendre à la littérature américaine d’avant les années 60 :

« D’autant que quand un auteur blanc l’utilise, dans la littérature du XX siècle, c’est toujours péjoratif. C’est différent quand il s’agit d’auteurs noirs comme Chester Himes ou Richard Wright, qui lui donnent un sens plus complexe. Chez James Baldwin, la réappropriation de ce terme stigmatisant devient un geste politique. Et ce mot peut même être porteur d’une certaine tendresse en anglais, dans l’expression «You’re my nigger» par exemple ».

L’affaire Conrad, révélée par Hubert Prolongeau dans Marianne, a fait du bruit dans le Landerneau. Car une note liminaire aurait suffi à contextualiser ce qui peut se jouer autour du mot imprononçable que l’on ne doit plus écrire alors qu’il court dans tout le livre, ce « mot-n… » comme on va finir par dire en France aussi si cela continue.

Qui osera expurger l’œuvre complète de Faulkner à commencer par Absalon ! Absalon ! ? Pour certains, on s’abritera une fois de plus derrière le paratonnerre bien commode des aléas de la traduction, des diktats des ayant-droit et des exigences des agents étrangers ; mais l’édition Quarto des œuvres complètes de la nouvelliste Flannery O’Connor pourrait bien y passer à cause de le Nègre factice adapté de The Artificial Nigger (mais la même auteure utilise l’expression white trash/ »racaille blanche » pour dénoncer le racisme…). Et avec les Français ? Comment s’y prendra-t-on avec les prochains sur la liste : Voltaire pour le Nègre du Surinam, Blaise Cendrars pour Contes nègres pour enfants blancs, Dany Laferrière pour Faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer etc ?

Joseph Conrad attachait une grande importance à la traduction de ses livres, notamment en français, tant il était soucieux de la fidélité à son son texte : « La langue française est la pierre de touche de l’expression- sinon de la pensée elle-même » écrivait-il à l’un de ses traducteurs en 1906. Et trois ans après dans une lettre à un autre, il appelait son livre « le Nigger » et exprimait le souhait de voir « ce bon nigger habillé dans la couverture du Mercure de France » (lettre à Robert d’Humières, 2/03/1909, Cahier de l’Herne Conrad, 2014). Comme il est précisé dans l’édition de la Pléiade, l’écrivain avait proposé pas moins de treize titres à son éditeur américain avant de se fixer :

« Mais dans toute leur correspondance, ce qui prédomine est le mot Nigger, employé constamment pour se référer à l’œuvre en cours de composition ».

Imaginez la perplexité du jeune lecteur découvrant l’œuvre de cet immense écrivain et se trouvant face à deux romans distincts : le Nègre du « Narcisse » (L’imaginaire, Babelio ou La Pléiade) et Les Enfants de la mer (Autrement). Dans les années 70, Odette Lamolle avait mis à profit sa retraite pour se lancer dans la retraduction complète des œuvres de son écrivain de chevet. La parution de son travail en 1995 aux éditions Autrement avait été alors saluée comme un évènement littéraire. Tout traducteur est de fait le co-auteur du livre traduit puisque ce sont ses propres mots que l’on lit. Sauf que cette fois il n’y est pour rien : passant par-dessus non seulement l’auteur mais aussi la traductrice décédée en 2000, en se prenant pour un co-auteur (« j’ai pensé que… », « j’ai fait le choix… », « je l’ai remplacé… »), l’éditeur d’Autrement en est le censeur au nom de sa propre conception de la morale. Mais de quel droit ?

(« Le Joseph-Conrad, un voilier à l’effigie de l’écrivain » ; « Joseph Conrad en 1928 » photos D.R. et Bettmann)

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