de Pierre Assouline

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La République des livres
Ralph Toledano sur la ligne d’ombre

Ralph Toledano sur la ligne d’ombre

Lecteur, arrête-toi un instant. Pose tes affaires, oublie tout et installe-toi dans la nacre du temps. Il est si rare qu’une histoire y invite qu’on n’a pas le cœur à refuser l’appel d’Un Prince à Casablanca (436 pages, 25 euros, La Grande ourse), premier roman de l’historien d’art Ralph Toledano, expert en peinture italienne (notamment Francesco di Giorgio Martini, école siennoise du Quattrocento). Si la nostalgie des mondes engloutis, des sociétés disparues, des âmes envolées t’est à ce point étrangère, alors passe ton chemin. Sinon, laisse-toi emporter par l’évocation de cette journée du mardi 10 juillet 1971 à Skhirat, à quarante minutes de Casablanca, tragique déclic qui poussa un certain Semtob, à dresser le bilan de sa vie, une existence protégée par le dévouement et la fidélité de ses serviteurs, entre les tapis de Chichaoua et les fauteuils club. Ce jour-là, Hassan II y recevait en tenue de golfeur un millier d’invités en sa résidence royale à l’occasion de son 42 ème anniversaire. Soudain, les cadets de l’Ecole militaire, manifestement drogués à en juger disait-on par leur état d’hallucination, firent irruption dans le banquet et l’arrosèrent à la mitraillette avant de balancer des grenades. Semtob ne dut son salut qu’à sa rapidité à se dissimuler sous une table aux amples nappes. Une fois de plus, le roi eut la baraka. Le général Medbouh et le colonel Ababou avaient raté leur coup d’Etat. On releva des dizaines et des dizaines de cadavres et de nombreux blessés. Cinq généraux et le double d’officiers supérieurs seront aussitôt exécutés.

Personnage central du roman, attachant dès les premières pages, c’est un magistrat raté devenu un grand brasseur d’affaires immobilières. Séfarade amoureux de la France et marocain fidèle sujet de Sa Majesté, jusqu’à la « revêtir d’une pellicule sacrée » et la vénérer de manière quasi mystique, il incarne dans toute sa complexité l’orgueil de ces Juifs expulsés d’Espagne en 1492 en raison leur refus de se convertir, et réfugiés depuis dans le nord du Maroc ; ils y firent souche et y prospérèrent sans jamais renoncer à leur dialecte judéo-espagnol, à leurs chants rituels et à leurs chansons familières, à la subtilité de leur cuisine, à leurs usages ; tant et si bien que, cinq siècles après, leurs descendants les pratiquent encore alors qu’ils ont de longue date disparu d’Espagne, agissant ainsi comme un conservatoire du monde d’avant.

Installé à Casablanca, Semtob y règne discrètement, non en pacha ou en autocrate mais en seigneur. Un prince à sa manière, comme l’annonce le titre, que ce Juif de cour. Il est touchant lorsqu’il prend conscience que son monde va disparaître, que ses valeurs morales n’auront bientôt plus cours, que la noblesse des rapports humains ne sera bientôt plus qu’une vue de l’esprit, que son code des usages sera vite obsolète, que l’argent et la technique triompheront de tout jusqu’à donner l’illusion d’acquérir ce qui ne se monnaye pas et que sa mort sociale allait devancer de peu sa fin : « Les repères pâlissant, son existence deviendrait inutile ». Orgueilleux de son lignage et de sa position, désireux de léguer probité et dévouement à sa descendance, il éprouve déjà le regret de ce qui se dissout et se décompose sous ses yeux, persuadé que « chacun est dépositaire de la grandeur de son histoire » et que le souci de son passé familial est ce qui en vérité distingue l’homme de l’animal. Il y en lui quelque chose d’un prince Salina saisi dans le temps suspendu d’un entre-deux-mondes. Même pour les Legrand et les riches colons français, l’alerte a sonné. Il est temps de partir, quitte à revenir plus tard à Marrakech car l’attachement au pays est trop fort, et à ne plus le reconnaître dans ce que les parvenus parisiens et les managers en ont fait. Les nuits de Semtob sont hantées par le massacre de Skhirat. Alors il allume sa lampe de chevet, se replonge dans ses volumes de Chateaubriand et c’est peu dire qu’il en est assombri, comme en témoigne cette confession à son fils :

« Je sens aujourd’hui que les forces de la République ne peuvent plus se renouveler : elles sont atteintes de la maladie du dogmatisme social. Ce dernier ignore la transcendance. Je t’ai déjà dit ce que je pensais de la devise en trois mots de la République… En tuant leur roi, les Français se sont fiancés à la mort (…) Bientôt, il ne restera plus qu’un pays délavé, pâle et sans identité. Le génie du christianisme aura cédé sa place au totalitarisme démocratique. La religion humanitaire, qu’aucun projet métaphysique ne soutient, est un aspect de ce totalitarisme (…) Je pense que le dernier sursaut de la France fut probablement son aventure coloniale. Elle était animée d’une vision qui souvent dépassait la matière pour atteindre à l’esprit ».

Il y a de quoi faire hurler les bonnes consciences dans cet au-delà du politiquement correct. Un au-delà car Semtob, comme son créateur Ralph Toledano, ne se situent même plus dans le registre de la politique mais dans une sphère intemporelle. On n’est pas plus démodé, ce qui en fait le charme. D’ailleurs, il finit par délaisser les Mémoires d’outre-tombe (sa citation des trois âges de l’aristocratie n’est pas fidèle…) pour la lecture des Psaumes.

Le Maroc est indépendant depuis 1956. Pourtant, quinze ans après, il y règne encore un parfum de protectorat ; l’urbanisme encouragé par Lyautey, l’architecture art déco et jusqu’au noms des artères (le boulevard de la gare, le boulevard Camille-Desmoulins) en témoignent. L’auteur rend bien les rites de l’été, les guitounes plantées près des cabanons sur la plage de Bouznika à 20 kms de là, les thés au casino de Fédala qui ne s’appelait pas encore Mohammedia, les ragots de cette petite société dont tous les membres ne se donnaient pas pour une élite, il s’en faut. De 250 000 âmes, la communauté juive est passée à 2000; à nouveau dispersés, ses membres vivent désormais à Genève, Paris, Montréal et en Israël ; mais leur monde, culture millénaire enracinée dans une terre, avec ses grandes heures et ses humiliations, entre convivialité et mépris, est mort à jamais.

La forme est fluide ; la langue, métaphorique, sensuelle, goûteuse ; et l’écriture, serpentine, bien que le point virgule, merveille de l’art de la ponctuation, en soit à peu près absent. Ralph Toledano a un goût prononcé pour les descriptions minutieuses, et de la plus grande précision lexicale ; ce tropisme s’étend au choix des patronymes, lourd de sens et jamais anodin, tant nos noms et prénoms nous annoncent et souvent reflètent une identité, et plus encore lorsqu’on y renonce. Voici les gens de Mogador, et l’exquis personnage de la cousine Phoebé Attia, qui ne se résoudront jamais à appeler leur ville Essaouira, les seuls à user pour des raisons historiques d’un parler franco-arabe mâtiné d’anglais. Voici Fortunée Melloul, Dora Azoulay et Mme Sananès… L’alternance du particulier et de l’universel, l’émotion d’un personnage face à une situation se métamorphosant alors en une réflexion qui dépasse sa personne, viennent d’une ancienne et intime fréquentation d’A la recherche du temps perdu. On sent que l’auteur a appris à sentir, à observer et à regarder du côté de chez Proust. On devine l’influence du Lampedusa du Guépard et du Tolstoï de Guerre et paix dans sa manière de mettre en scène la douceur de vivre d’un monde privilégié légèrement hors du monde. On suppose la lecture des Frères Karamazov dans sa recherche désespérée d’une réconciliation avec la vie et d’une rédemption finale.

De telles lectures ont manifestement laissé des marques profondes dans son inconscient au moment de prendre la plume. Mais l’auteur croit si fort à la puissance du témoignage qu’il n’a pas cherché à se documenter ni sur l’époque ni sur l’événement tragique de Skhirat ; tout juste a-t-il eu la curiosité de lire Deux étés africains (1972) de Jacques Benoist-Méchin qui y était ; pour le reste, la mémoire a fait son œuvre, son lent travail de décantation et de dépôt. De toutes façons, un roman aux prises avec les convulsions de l’Histoire n’a de boussole que le Zeitgeist et ses incertitudes, et in fine la sensibilité avec laquelle l’auteur le ressuscite, mêlant sa vision du monde à sa sensation de ce monde. Son sentiment de la mémoire est d’autant plus fort, voire exacerbé, qu’il appartient à une minorité.

Semtob sentait la fin approcher. L’orgueil le déserta et laissa place à un sentiment d’abandon et d’éternité. Il mourut dans son lit, et même dans son sommeil, Le Petit Marocain du jour sur sa table de chevet, la télévision allumée et résonnant des accents pathétiques de l’inégalé Farid el Atrache. Ce beau roman, qui a tout pour séduire et ce qu’il faut pour exaspérer, est celui d’un mémorialiste pour qui le passé n’est même pas passé. Il est d’un artiste qui s’est fixé pour but de décrire la fameuse ligne d’ombre chère à Rembrandt, évoquée par Marguerite Yourcenar dans Le Paradoxe de l’Ecrivain, un clair obscur qui permet à l’auteur de définir les personnages et les situations en évitant le cerne simplificateur qui ne correspond à aucune réalité physique. Ici frontière brumeuse entre le réel et la littérature, elle est celle qui unit tous les temps dans un même sentiment d’éternité.

(« Casablanca » photos Passou)

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