de Pierre Assouline

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La République des livres
 Rififi en perspective dans le blurbistan !

 Rififi en perspective dans le blurbistan !

  Parfois, c’est à se demander s’il ne parait pas en moyenne deux ou trois chefs d’œuvre de la littérature par semaine. Dans cette perspective, la tournée des librairies inquiète au lieu de rassurer. Car s’il était avéré, le phénomène aurait de quoi angoisser le critique qui n’en a pas remarqué autant passer sous son nez en huit jours, sinon en un mois voire en une année ! La faute aux blurbs, un phénomène américain comme leur énoncé borborygmique l’indique. Ce sont des jugements exprimés au dos du livre par des critiques littéraires et/ou des écrivains ; mais lorsque celui-ci jouit d’une signature qui en impose au plus grand nombre, et que les superlatifs dont il use pour louer l’œuvre en question sont si puissants qu’ils dépassent le mur du son, l’éditeur imprime sa pensée sur un bandeau en couverture.

L’hyperbole est consubstantielle à la chose. Après tout, il s’agit de faire vendre. Ainsi découvre-t-on régulièrement aux vitrines des librairies « Le nouveau Faulkner ! » ou « Le prochain Hemingway ! », excusez du peu, suivis généralement de « Génial ! », « Lumineux », « Brillant », « Tour-de-force » (en français dans le texte). On ne se refuse rien. Nous tairons le nom de celui qui, ratissant très large, a qualifié un obscur primo-romancier de « bâtard de William Shakespeare, Franz Kafka, Toni Morrison et Jane Austen ». Si cela n’engage pas l’achat du livre (les lecteurs ne sont pas si naïfs), cela encourage souvent le libraire à lui faire de la place. N’empêche que la pratique a ses détracteurs : en 1936 déjà, George Orwell dénonçait « la dimension corruptrice et dégueulasse des blurbs » (In Defence of the Novel) accusés de saper le prestige du roman. Et encore, il n’avait pas tout vu, notamment les renvois d’ascenseur d’écrivains de renom se blurbisant mutuellement ; et il ne pouvait se douter qu’au XXIème siècle, il se trouverait un écrivain new yorkais du nom de Gary Shteyngart pour être sacré « roi des blurbs » avec 150 livres ainsi flagornés à son actif !

Les blurbs ont fait leurs premiers pas en France il y a une dizaine d’années. En ce moment, c’est plutôt sobre de ce côté-là. Le plus souvent les bandeaux annoncent « Rentrée littéraire 2023 » et basta cosi ! Sinon le nom de l’auteur en gros caractères y compris pour les inconnus au bataillon. Certains ont conservé les bonnes habitudes : « Un roman d’apprentissage au spleen incandescent » (on en frémit d’avance…). Ou alors un extrait du roman en question au risque d’être contre-productif et de donner envie de le refermer aussitôt : « Je sais ce qu’elle était pour moi. Je ne sais rien d’autre d’elle » (160 pages suivent…). Effet également garanti pour cet autre : « En plus du triomphe de la Russie, Svetlana rêve d’un mari ». Pour ne rien dire de celui-ci : « Hazel avait un regard vide et noir. Elle puait la fureur ».

Pense-t-on vraiment séduire le lecteur hésitant avec de pareilles accroches par-dessus la couverture ? Dans la tradition américaine du blurb, il arrive que l’on demande encore à un auteur d’exalter le génie d’un autre auteur. Cette fois, Etienne Klein s’y est collé : « Fabrice Lardreau sait enchainer les mots qui saisissent les contours d’une personnalité, il raconte les âmes, les corps, et même le temps qui passe » (pas sûr que…). Serge Joncour n’a pu résister : « Puissant. Rarement un premier roman est aussi assuré ». Il arrive même que, dans un souci de pédagogie, le bandeau tue le mystère du titre ; ainsi du Bada dont l’éditeur nous avertit d’emblée, en reproduisant dans sa typographie même la définition du dictionnaire, qu’il s’agit d’un bakchich.

En général, les services marketing des éditeurs respectent l’esprit sinon la lettre des textes dont ils isolent une phrase ou deux pour servir la promotion de leur livre. Mais il est déjà arrivé que certains s’estiment trahis par une phrase isolée de son contexte et qu’ils découvrent sous leur signature reproduite dans un bandeau tapageur un jugement tout à fait contraire au leur. L’éthique du blurb, pour ne rien dire de la jurisprudence blurbique, sont encore des disciplines balbutiantes dans nos sciences humaines et sociales ; mais on peut voir un signe encourageant dans la stimulante étude de Jolanta Rachwalska von Rejchwald de l’université Marie Curie-Sklodowska, à Lublin (Pologne) consacrée à « Les blurbs ou l’hystérisation de la langue. La rhétorique de l’appréciation dans les textes d’annonce de la quatrième de couverture ».

Nous guettons avec intérêt le jour où un critique ou un écrivain osera faire un procès pour point de vue trafiqué. En attendant, la Society of Authors à Londres vient d’élever une protestation publique auprès de l’éditeur Bonniers UK à la suite de la publication du livre Beyond Order de Jordan Peterson : toutes les phrases éminemment positives des critiques cités sur la quatrième de couverture ont été détournés de leur sens initial. Du rififi en perspective dans le blurbistan !

(« Fugue », 1951-1952, de Nicolas de Staël, huile sur toile, 80,6 x 100,3 cm, The Philips Collection, Washington, actuellement exposée et jusqu’au 21 janvier au Musée d’art moderne de Paris dans le cadre de la grande rétrospective consacrée au peintre)

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