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La République des livres

Sur le funambulisme de René Crevel

Par Daniel Lefort

À l’heure où la dissolution des frontières entre les genres littéraires semble atteindre un point de non-retour, celle qui résistait le plus – entre l’histoire et la fiction – fait l’objet d’un débat abondant qui n’aboutit qu’à rendre instable le statut de la vérité. L’historien cherche à la saisir depuis le point de vue de l’objectivité scientifique alors que le poète ou le romancier veut y parvenir par le pouvoir de l’imagination appuyée sur des faits. Cette opposition paraît d’autant plus vaine que les faits se prêtent à interprétation par l’un et par l’autre et que, si le romancier en use librement et avec toute la désinvolture possible, l’historien se sert des attraits du langage pour écrire son récit, même s’il se veut vérifiable dans ses sources. L’un et l’autre se situent dans la narration, ils écrivent des histoires. À plus forte raison lorsqu’il s’agit d’histoires de vie, quand l’historien et le romancier reconstituent la biographie d’un personnage et, à travers lui, les constances d’un milieu, les traits singuliers d’une époque. En ce sens, le surréalisme se montre généreux en personnalités étonnantes, en destins hors du commun, lui qui par ses vastes ambitions – transformer le monde, changer la vie – a su attirer dans sa mouvance, plastique, protéiforme, mais d’une exigence sans faille dans ses buts et ses principes, une pléiade de poètes, d’écrivains et d’artistes qu’il a poussé dans leurs derniers retranchements, souvent au prix de leur vie. René Crevel est de ceux-là.

Le roman de Patrice Trigano, L’amour égorgé (Maurice Nadeau, 19€), illustre la conquête de l’histoire par la fiction en racontant la vie de celui qui a été considéré comme « l’archange du surréalisme » (pourquoi pas ? Si André Breton en était « le pape »…) par sa beauté de dandy à visage de jeune premier et son aura d’ange déchu. Trigano tient à avoir écrit un roman et non une biographie. C’est sans doute pourquoi le nom de Crevel n’apparaît pas dans le titre, L’amour égorgé, titre au demeurant assez mélodramatique et grandiloquent pour un roman où, comme dans la biographie de Crevel, les instruments de mort sont la corde autour du cou du père pendu et le gaz qui met fin à l’existence de René. La mention de La Femme égorgée, sculpture de Giacometti, au détour d’une conversation imaginaire avec son créateur vers la fin du roman peine à donner le change sur sa justification. Mais peut-être que l’actualité récente, où le couteau est l’arme préférée des trucideurs, a pu avoir quelque influence sur le choix de l’éditeur.

Au demeurant, il est aisé de remarquer que, si les descriptions et les parties narratives s’appuient sur les données, connues pour la plupart, de la vie de Crevel et de l’aventure surréaliste dans les années 20-30, l’imagination de l’auteur s’exprime surtout dans les dialogues qui mettent en scène les personnages désormais célèbres autour desquels a gravité René : surréalistes comme lui – Breton de toute évidence, présenté assez justement comme un père spirituel, Éluard, Desnos, Aragon, Dalí – amants et amantes d’un moment – Eugène Mac Cown, Nancy Cunard, Mopsa Sternheim, Tota Cuevas – écrivains et artistes – Gide, Cocteau,Tzara, Giacometti – sans oublier le gratin des richissimes mécènes, locomotives de la nuit parisienne : le comte et la comtesse de Beaumont, la vicomtesse Marie-Laure de Noailles et la comtesse Pecci-Blunt, parmi les plus en vue. Car Crevel apparaît moins comme un des meneurs de la folle revue que constitue à l’époque l’agitation frénétique du Tout-Paris que tel un de ces amuseurs publics qui enchantent la galerie par la drôlerie de leurs propos et la gouaille alerte de leur esprit.

Dialogues et portraits sont les deux facettes principales de la création littéraire de Trigano. Les dialogues sont écrits dans un langage châtié, assez loin du style oral de nos auteurs les plus actuels. Ils lui permettent de mettre en scène des événements largement connus : les séances de sommeil hypnotique des surréalistes, le dîner offert par Rachilde en l’honneur de Saint-Pol-Roux à la Closerie des Lilas, l’expulsion de Dalí du groupe surréaliste, entre autres. Parfois convenus – Aragon, Éluard, Gala – les portraits sont plutôt réussis en ce qui concerne les personnages les plus extravagants, Cocteau et Dalí, qui apparaissent ici dans leur flamboyance mondaine et anecdotique, le premier digne d’une revue de mode – « pomponné, foulard de soie noué autour du cou, veste longue en alpaga noir dont les manches retroussées laissent apparaître une doublure de jersey mauve et une chemise dont les boutons de manchette étaient surmontés d’yeux en verre, pantalon tube à fines rayures grises, gants de chez Hilditch & Key dans la main gauche, canne à pommeau d’or dans l’autre », le second « le corps partiellement drapé de sa robe de chambre de soie rouge au col rehaussé d’un liséré d’or ». L’auteur fait un sort particulier à André Breton en pointant son impérialisme de café et son tempérament dominateur – « Il parlait, décidait, ordonnait » – dont René Crevel aurait, d’une certaine manière, fait les frais – « l’admiration que René lui portait augmentait chaque jour, au point qu’il en devenait parfois timoré » – en dépit d’un relation toute filiale.

La narration de Patrice Trigano se déroule dans un style simple, sans apprêts, caractérisant un écrivain qui, selon la formule de Julien Gracq, entre dans la catégorie de ceux qui « vont tout uniment sans chaussures ». L’histoire d’une vie, celle de Crevel, suit un ordre chronologique à partir d’un événement présenté comme fondateur de la personnalité du poète. À quatorze ans, il découvre avec terreur le corps pendu de son père que sa mère l’oblige à regarder dans le salon familial. Associé comme par un déterminisme génétique à sa maladie de famille, la tuberculose, qui revient par moments comme un leitmotiv lugubre au cours de sa brève existence, et à sa bisexualité tourmentée, ce motif psychanalytique éclaire le personnage de Crevel, un être que traverse le tragique d’une existence condamnée sous son vernis d’amateur de vie mondaine et de brillante frivolité. La mort est partout présente, comme dans ce début de Babylone, roman de 1927, où une petite fille révèle brutalement, par une question innocente, que le vernis colle au tragique : « au fait, dis, la mort, est-elle aussi une putain ? ».

Il reste que, comme pour tout écrivain d’envergure, l’essentiel est ailleurs, c’est à dire dans les romans de René Crevel, étranges et poignants en ce qu’ils révèlent de jeunesse mise à mal, de déchirements intimes et d’enthousiasmes tronqués : oui, Crevel sait la mort difficile, le combat entre mon corps et moi et la révolte qui le pousse à mettre les pieds dans le plat. Ils manifestent aussi avec éclat l’attrait magnétique du surréalisme pour de jeunes hommes dont le siècle avait si mal commencé et qui souhaitaient dans un Lâchez tout ! – y compris corps et biens selon le beau titre de Desnos – donner un sens nouveau au monde vécu.

Daniel Lefort

(« Daniel Lefort » photo D.R.; « René Crevel » photo Man Ray)

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, LE COIN DU CRITIQUE SDF.

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commentaires

3 Réponses pour Sur le funambulisme de René Crevel

Paul Edel dit: à

Beau papier qui donne envie de relire Crevel. merci.

Albert Bensoussan dit: à

Et Crevel et Trigano méritaient bien cette brillante analyse et ce magnifique papier.

xlew dit: à

Robert Littell, avec sonHirondelle Avant l’Orage fait rouler plus de boules de feu dans la grande maison de la réalité lorsqu’il se saisit de la vie d’Ossip Mandelstam, il s’oblige à respecter la vérité historique au plus près, dès que possible, notamment grâce à l’entrevue que lui accorda, fin des années 70, Nadejda l’incandescente.
Ainsi oblige-t-il son lecteur, de la même façon le respecte, pas seulement par ricochet automatique, un clin d’oeil entre les dents, un bulletin de bon élève entre les mains, chauffage électrique d’à-point, sur une échelle qui va de 0 à 16, mis sur 8.
Il refuse d’être de ces artistes en chambre, si
transparents dans le réel d’aujourd’hui, qui repeignent la lumière d’un passé littéraire avec les repentirs des échos d’une foudre imaginaire émise par le Saint-Elme incolore d’une plume souvent froide et fastidieuse.
Aragon transpose des noms, Sartre décale des situations, au moins furent-ils des acteurs ou des observateurs de ce qui se décoffrait à vif devant eux.
Je ne suis pas loin de penser – fiction personnelle – que Sartre, qui lit avec avidité les surréalistes, tout comme les gars du bloc d’en face, les Brasillach, les Rebatet le firent, étudia la personnalité de Crevel en fan caché, le prit comme idole de son immédiate post-adolescence – qui ne durait pas jusqu’à 55 ans en ce temps-là.
Dans le récit de Noudelmann, le voir en train de jouer Chopin, un scone au beurre salé avec des chouquettes et du thé bleu tibétain fumant sur le capot autoporteur d’un clavecin de Diderot droit, éclaire d’un seul coup l’homme révolté par un Camus de mauvaise compagnie.
Il sentit très jeune que toutes les conditions étaient réunies pour qu’il devînt, par pure convention ou par je ne sais quelle machination de la société, ce que Crevel détestait au plus haut point, un bourgeois tranquille buveur de boisson tiède et chère, faiseur de roi fasciste à ses heures, selon le dogme des gens de gauche qui, de plus, en sourdine, commençaient, avec Trotski, à sentir que les accords Staline/Laval et l’acceptation par le tsar rouge du réarmement français, avant le Front Populaire, n’auguraient rien de bon.
C’est presque toujours pareil, le romancier d’aujourd’hui fait renaître, étrange papillon, la fameuse baffe d’Ehrenbourg administrée à Breton, dans une rue proche de la Mutu, ce soir 21 juillet 1935, comme si elle gouvernait tout de ce qui, de littéraire, se passa après.
Elle eut un effet, c’est sûr, surtout sur un Crevel qui n’en revenait pas que son ami Thirion, celui qui vit mieux que personne vers où l’aventure d’un « Surréalisme Absolu » pouvait mener une âme sensible, fût-elle celle d’un archange noir – Breton, qui tout de même dépendit Crevel lors d’une session de rêve hypnotique virée au cauchemar, est toujours ce grand amateur hétérosexuel de la ‘beauté du diable’ vachéienne, ou de tous autres planchers – lui mâchait son billet de vote que le communisme et l’hitlérisme seraient à l’origine des mêmes désastres.
C’est ça, plus que sa santé chancelante, comme ce fut le cas pour Maïakovski, vie passée à lire ses poèmes dans les usines, mort déçu de découvrir que Staline formulait le projet de détruire la suprême aura du poète russe dans la nouvelle URSS, qui brise le moral de Crevel, qui casse son diapason de cristal, son immense talent de polémiste et de satiriste ne suffisant visiblement pas à le sauver de la vraie vie, non-surréelle, qui s’annonce pour tous, comme sur les bans d’un mariage, à la veille de 1940.

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