de Pierre Assouline

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La République des livres
N° 80 La mort dans une douze-cylindres en V

N° 80 La mort dans une douze-cylindres en V

Par Jacques Drillon

« Joyeuses Pâques » (féminin pluriel), mais « Pâques est célébré un dimanche » (masculin singulier) ; « faire ses pâques » ne comporte pas de majuscule ; « manger la pâque » (l’agneau pascal) : masculin singulier sans majuscule  ; « la Pâque », fête juive, célèbre la sortie d’Égypte (féminin singulier, avec majuscule).

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La laideur des livres anglais, avec leurs titres en relief, dorés, aux caractères énormes ou tarabiscotés, aux illustrations criardes et repoussantes.

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Personne ne sait
Dans quel sens fonctionne l’ascenseur social.

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 « Ce qui » ou « ce qu’il », « ce qui m’arrive » ou « ce qu’il m’arrive ». L’embarras (la querelle) vient d’une surcorrection de « qui » en « qu’il ».  Parce qu’on prononce « qu’est-ce qu’y fait ? » au lieu de « qu’est-ce qu’il fait ? » on corrige « je sais ce qui est arrivé » en « je sais ce qu’il est arrivé ». On justifie la surcorrection en rappelant qu’on dit « il est arrivé que », d’où l’on infère qu’il serait logique de conserver le « il » : « il est arrivé que », donc « je sais ce qu’il est arrivé ». C’est une ineptie. On ouvre un bon auteur au hasard, Rousseau par exemple, et on lit : « Voilà ce qui me reste à chercher. »

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Les sandales Birkenstock, réputées pour la perfection de leur confort. Vous appuyez votre pied sur une semelle préformée, creux et bosses correspondant aux bosses et creux de votre voûte plantaire. Si vous n’avez pas un pied parfaitement moyen, un pied splendidement normal, un pied d’école, un pied de planche anatomique, si tel creux est légèrement moins marqué chez vous que dans le dictionnaire, alors vous souffrez le martyre. Birkenstock est un système totalitaire. Rien de personnel n’est admissible dans ces sandales. C’est vous qui devez vous adapter à elles.

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 Les souffleuses à feuilles mortes, vues comme un signe des temps modernes. Bruyantes, inefficaces, lourdes, onéreuses, ridicules.

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(Suite)
Mais le vrai signe des temps modernes, c’est le détournement.
On détourne donc ces souffleuses grotesques en outils simples, efficaces, rentables, en leur apprenant à refouler les gaz lacrymogènes vers ceux qui les ont envoyés.

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Les obsolètes : les pantalons en tissu « peau de pêche ».

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Une bonne idée de ce que pourrait être l’enfer : un monde où l’on ne pourrait échapper à Marie Richeux interviewant éternellement Barbara Cassin.

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Personne ne sait
Pourquoi les boulangers italiens ne savent pas qu’il est nécessaire de saler le pain.

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L’inventeur des panneaux de signalisation routière : l’arrière grand-père de François Sureau.

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Le cliché qui a obtenu un prix de photo-journalisme à Bayeux montre un homme qui étreint sa mère âgée au travers d’un film plastique transparent. Bientôt, les vieux, on les emballera sous vide.

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Camus mort d’un accident dans la Facel Vega de Michel Gallimard. James Dean mort dans sa Porsche, Fernand Raynaud dans sa Rolls Royce,  Grace Kelly dans sa Rover, Lady Diana dans sa Mercedes, Jane Mansfield dans sa Buick, comme Clifford Brown et Richie Powell dans celle des Powell, Isadora Duncan dans son Amilcar, Helmut Newton dans sa Cadillac, Kennedy dans sa Lincoln, la reine Astrid dans sa Packard, comme Bessie Smith après avoir été extraite de la sienne, Scott LaFaro dans son immense Chrysler, Nimer dans son Aston Martin, Pollock dans sa grosse Oldsmobile, Jean Bruce dans sa Jaguar…  Et puis Françoise Dorléac dans sa Renault 10.

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Le relâchement, la brusquerie, qu’on sent parfois dans la phrase des Rêveries du promeneur solitaire, et dont les Confessions ne montraient aucune trace. Certes, rien n’est plus beau que la langue de Rousseau, plus harmonieux, plus naturel (celle de Chateaubriand peut-être ?), et l’on peut continuer de la citer comme le modèle des modèles. Mais se serait-il permis, dix ans plus tôt, « …ma chute et ses suites, dont je ne m’apercevais pas même encore alors » ? Pas même encore alors…
La triste somptuosité des premières phrases ne laisse pas d’émouvoir : « Me voici donc seul sur la terre, nʼayant plus de frère, de prochain, dʼami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. » Mais ne hausse-t-on pas le sourcil quand on relit, quelques pages plus loin, dans cette même Promenade : « Je n’ai plus, en ce monde, ni prochain, ni semblables, ni frères » ?
Quelque chose s’est cassé, d’ailleurs tout le sujet des Promenades, dans le désir, changé en frustration, dans l’exigence, devenue vanité. La beauté subsiste, mais rongée par le désenchantement, laissant ouvertes des brèches par où se faufilent cent répétitions, cent « pas même encore alors ».

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L’orchestre idéal dont parle Berlioz dans son traité d’orchestration, formé de 467 musiciens : 120 violons, 30 harpes, 18 contrebasses, 16 cors, 14 cors anglais, 5 saxophones, 30 pianos, et le reste à l’avenant. Le chœur qu’on lui adjoindrait serait composé de 360 chanteurs. Berlioz commente :
« Dans les mille combinaisons praticables avec l’orchestre monumental que nous venons de décrire, résideraient une richesse harmonique, une variété de timbres, une succession de contrastes qu’on ne peut comparer à rien de ce qui a été fait dans l’art jusqu’à ce jour, et par dessus tout une incalculable puissance mélodique, expressive et rythmique, une force pénétrante à nulle autre pareille, une sensibilité prodigieuse pour les nuances d’ensemble et de détail. Son repos serait majestueux comme le sommeil de l’océan ; ses agitations rappelleraient l’ouragan des tropiques ; ses explosions, les cris des volcans ; on y retrouverait les plaintes, les murmures, les bruits mystérieux des forêts vierges, les clameurs, les prières, les chants de triomphe ou de deuil d’un peuple à l’âme expansive, au cœur ardent, aux fougueuses passions ; son silence imposerait la crainte par sa solennité ; et les organisations les plus rebelles frémiraient à voir son crescendo grandir en rugissant, comme un immense et sublime incendie!… »

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(Dernière minute)
La carte du couvre-feu, qui suit fidèlement les contours administratifs des départements et des métropoles. L’ombre portée du nuage de Tchernobyl continue d’obscurcir les esprits.

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À la fin du confinement en Italie, le fouteballeur Materazzi a révélé ce qu’il avait dit à Zidane en 2006, et qui lui avait valu certain coup de boule.  On a failli attendre. « Il m’a dit qu’il me donnerait son maillot plus tard. Je lui ai répondu que je préférerais sa sœur. » Les fouteballeurs sont gens d’honneur, avec ce que cela comporte de codes, de métaphores et de métaphores codées.

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Les messages du jeune Tchétchène assassin, dans lesquels il condamnait les juifs, les chrétiens, les athées, et proscrivait tout ce qui était « haram » (interdit), comme la danse, le chant, les vidéos Netflix et le fromage « Caprice des dieux », jugé « polythéiste ».

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« Samuel Paty est devenu le visage de la République », a dit Emmanuel Macron. Et même le « Monde » fait de cette phrase son titre de une. S’agissant d’un homme qui a été décapité, disons que la métaphore est malheureuse.

j.drillon@orange.fr
(Tous les vendredis à 7h 30)

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Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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