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Tout n’est pas toujours « traduisible »

Tout n’est pas toujours « traduisible »

Par Françoise Rétif

retif(…) Le lecteur doit savoir que la traduction ne peut faire parfois autrement, au grand désespoir du traducteur, que de réduire la profondeur du texte et de l’amputer de certaines charges sémantiques ; tout n’est pas toujours « traduisible », transportable dans l’autre langue: il faut se résoudre à choisir entre un sens et un autre, entre une allusion et une autre, gommer un jeu de mots et trouver des équivalents approximatifs à des mots sans équivalent en français, comme dans le cas des mots « grenzen » ou « Grund » (…) sans parler de l’un des mots les plus chargés qui soient de sens et de tradition, le mot « Geschlecht ».

Il faut souvent également faire des choix là où l’allemand n’en fait pas dans les accords de genre. On trouvera maintes fois souligné dans les notes que nous avons accordé au féminin des adjectifs ou participes attributs que la grammaire allemande n’accorde pas (l’attribut est invariable en allemand), ce qui permet à la poétesse de ne pas choisir, pour un certain nombre de poèmes, le genre du Je — ou du Tu auquel il s’adresse. Sauf quand l’auteure fait explicitement le choix de s’incarner au masculin (ce qui lui arrive assez souvent), comme par exemple dans le poème « Dépressions » où le Je lyrique se désigne 10_bachmanncomme « fou » (« Narr » et non « Närrin »), ou, bien plus tard, dans le poème « La Bohême est au bord de la mer », dans lequel le Je se qualifie de « Bohémien » (et non de « Bohémienne »), nous avons opté pour le féminin, car la voix lyrique qui s’exprime ici, nous la ressentons aussi dans sa dimension féminine ; de plus, il serait fallacieux de croire que le masculin est le genre du neutre ou de l’universel !

Le français, contrairement à l’allemand, n’a pas de neutre, il nous oblige à faire un choix, le masculin étant tout aussi « sexué » ou « genré » que le féminin. Ce sont là des contraintes de la langue auxquelles le traducteur/la traductrice ne peut échapper. A ces difficultés s’ajoutent celles de la rime. Nous avons essayé de sauvegarder le caractère rimé des poèmes qui le sont, puisque la poétesse ne choisit pas arbitrairement d’écrire en vers rimés ou en vers libres. Toutefois nous avons privilégié le sens sur la rime, c’est-à-dire que nous nous sommes refusés d’altérer le sens pour le plaisir d’une belle rime, sauf dans quelques exceptions, lorsqu’un mot en plus permettait la rime sans modifier en profondeur le sens.

Plus généralement, nous avons respecté le texte bachmannien jusque dans ce qui peut apparaître comme des lourdeurs (par exemple les répétitions des conjonctions de coordination « et » très fréquentes) ou des prosaïsmes (sa langue est loin d’être « fleurie »). En espérant avoir fait passé d’une rive à l’autre, d’une langue à l’autre une voix unique dont les exigences d’authenticité ne furent pas des moindres : « Ce qui est vrai ne jette pas de poudre aux yeux/ (…) Tu es prisonnier du monde, de chaines encombré/mais ce qui est vrai trace des fissures dans le mur » (« Ce qui est vrai »).

FRANCOISE RETIF

(extrait de la préface au recueil d’Ingeborg Bachmann Toute personne qui tombe a des ailes (copyright Gallimard, 2015)

(« Françoise Rétif et Ingeborg Bachmann » photos D.R.)

 

 

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères, traducteur.

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commentaires

9 Réponses pour Tout n’est pas toujours « traduisible »

sk dit: à

Pas très convaincant. Un Narr n’est pas forcément fou, bohémien résonne de façon spéciale en français, qu’on le majuscule ou pas. Le Je lyrique de la poétesse face au Nous majestueux de la traductrice. Un combat inégal.

sk dit: à

Je voudrais un peu nuancer mon propos, puisque j’ai pu comparer la traduction qu’a fait Mme Rétif en 2003 du poème « Böhmen liegt am Meer ».

C’est sans doute un travail respectable, mais la réponse à la question implicitement posée est qu’il faut réécrire le texte dans la langue cible, s’éloigner donc quand c’est nécessaire de la source, et fi aux pédants qui critiquent encore les traductions de Baudelaire ! – Il faut également garder à l’esprit qu’en allemand le rythme prime sur la rime, notamment en raison des accents (lexicalisés) qui tombent rarement sur la syllabe finale.

Le passage le plus problématique me semble celui-ci :

Ma frontière touche encore aux confins d’un mot et d’un autre pays,
ma frontière touche, fût-ce si peu, toujours plus aux autres confins,

– que l’on comparera à :

Ich grenz noch an ein Wort und an ein andres Land,
ich grenz, wie wenig auch an alles inner mehr,

La traductrice traduit ici son hésitation en utilisant trois mots différents pour en rendre un seul : frontière, toucher, confins pour grenzen.

Il faut savoir que Ich grenz(e) ne se dit pas non plus en allemand car des personnes (sujets) ne peuvent pas « grenzen », il s’agit presque toujours de choses (d’objets): das grenzt an…). – C’est pourquoi je tenterais:

Je confine encore à un mot et à un autre pays,
Je confine… (la suite n’est pas bien rendue, sans doute y a-t-il un jeu de mots avec mer intérieure : inner(es) Meer – il faut réfléchir, sentir, poétiser…)

Bon courage pour la suite et sans rancune, j’espère

Le vieux garçon qu'on appelait monsieur dit: à

« Le Je lyrique de la poétesse face au Nous majestueux de la traductrice. »

Ouch… majestueux… curieux point de vue…

Bon, je sais pas, je ne connais pas de traducteur ultime et d’une oeuvre ils sont assez souvent plus nombreux que l’auteur.

Voilà. Juste pour le plaisir d’enfoncer une porte ouverte. Mettez cela sur le compte du marigot habitusel.

DHH dit: à

Pour illustrer la difficulté de rendre dans la langue cible ,même en prose ,la totalité des connotations, effets de sonorité ,références intertextuelles, voire mythologiques au sens barthesien, d’un mot ou d’une phrase de la langue d’origine ,cette anecdote que raconte dans un de ses livres Agnès Desarthe
Engagée dans la traduction d’un ouvrage de Cynthia Ozyck, elle s’est heurtée à un passage où le nom de l’héroïne Beatrice ,habituellement abrégé par ses proches en Bea prononcé « Bi « donnait lieu d’une part à variation sur le sens de « bi « comme note de musique ,(si en français ) et renvoyait d’autre part ,par une sorte de clin d’œil ,à la formule ‘ to be or not to be » ,devenue dans le monde anglophone une sorte de slogan passe-partout, où la syllabe se répétait comme dans une comptine . .
L’effort de la traductrice a consisté à rechercher en français un prénom susceptible de s’abréger en une syllabe initiale correspondant d’une part à une note de musique, et entrant d’autre part de manière répétée dans une formule familière
« Dominique » dont l’abréviation lui offrait à la fois la note « do» et se trouvait repetée dans le vers initial d’une berceuse française populaire « dodo l’enfant do » , lui est apparu comme une solution .
Restait à vendre à l’auteur la modification du prénom de son héroïne, ce qu’elle a accepté en modifiant cependant Dominique en Doris qui garde la coloration américaine

sk dit: à

Au vieux monsieur : j’ai nuancé mon propos… mais si la formule polémique a retenu votre attention…

qui pro quo dit: à

@ DHH dit: 24 septembre 2015 à 18 h 24 min

Il y avait une solution plus simple : mettre une note en bas de page. Les lecteurs ne sont pas toujours des imbéciles, ils auraient compris. Et ainsi le texte n’aurait pas été altéré.

lola dit: à

@ DHH .Heureuse de vous rencontrer ici. Pour aller vite je vous renverrais bien aux livres de H.Meschonnic, que vous devez connaître et à l’article de Fabula « poétique du traduire ». Il a traduit le « Cantique des Cantiques »aussi, depuis le texte dit originel.Vous parlez de texte « altéré », y a t-il vraiment une solution ?( je ne suis pas traductrice professionnelle) il y a les textes qui figurent ci-dessous en référence..

Attila dit: à

Dominique en plus n’a pas de genre défini, Doris est mieux, mais Béatrice c’était plus beau, DHH

DHH dit: à

@lola
Pour répondre à votre question decouverte sur la RDL
d’Agnès Desarthe: comment j’ai appris à lire
de Cynthia thzic:les papiers de Puttermesser

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