Traduire, une histoire de maux
Le Monde a publié, en 2008, un article sur un traducteur reconnu, Pierre-Emmanuel Dauzat. Comme tous mes collègues ayant lu ce papier, je n’ai pu m’empêcher de tiquer sur une affirmation rapportée par le journaliste qui l’interrogeait : P-E Dauzat prétendait en effet qu’il traduisait de plusieurs langues, même de celles qu’il ne connaissait pas. Ou P-E Dauzat est un plaisantin (ce que je ne crois pas, comme l’atteste son œuvre de traducteur) ou le journaliste s’est laissé berner par une boutade destinée à voir jusqu’où pouvait aller sa crédulité.
On peut cependant faire de cette provoc le départ d’une réflexion sur notre pratique, en commençant par la rapprocher de Dire presque la même chose, réflexion sur la traduction proposée par Umberto Eco. Rarement titre aura aussi bien ramassé en une formule le propos d’un ouvrage. Tout est dans ce « presque », petit adverbe d’aspect insignifiant qui est pourtant toujours la mise en évidence d’une faille, d’une absence, d’une imperfection, signe et signature, en fin de compte, de notre humanité.
Je suis en effet tenu, comme traducteur, de considérer que l’œuvre dont on m’a confié la traduction est parfaite ; que mon travail pourra au mieux approcher de plus ou moins près, et dans ma langue, cette perfection absolue qui serait le propre de l’original. Pour cela, je dois « respecter » cet original, sans que personne ne soit capable de dire jusqu’où doit aller ce respect et comment je dois m’y prendre, car la notion varie au gré des conceptions que s’en font les directeurs de collection censés cornaquer les traducteurs. Or cette pétition de principe n’a aucune validité.
L’œuvre originale, en effet – et comme le sait fort bien son auteur – est imparfaite. Il a fait de son mieux, aucun doute, mais en son for intérieur, il sait très bien qu’il est loin du compte. Tout écrivain rêve d’écrire le livre parfait, le livre dans lequel il n’y aurait aucune faiblesse, aucune facilité, aucun trucage, un livre dans lequel chaque ligne serait un bonheur d’écriture – et de lecture. Cela, je le sais d’autant mieux que je suis également écrivain. J’ai beau faire le faraud quand je suis publié, il y a tout au fond de moi un petit diablotin qui ricane et me traite de faussaire, d’arnaqueur, de bidonneur – d’imposteur, comme l’avait très bien senti Jean Cocteau, puisqu’il en a même fait le titre d’un de ses romans. Ce diablotin ne m’empêche pas de dormir, mais il est bien là. Donc le traducteur est confronté à un travail grevé, en réalité, de toutes sortes d’imperfections (de tous ordres : leur analyse n’entre pas dans le cadre de cette réflexion). Mais à quoi sont-elles dues ?
Au fait que l’ouvrage – l’ouvrage dans sa langue d’origine – est déjà une traduction. Oui, une traduction. L’auteur, pour l’écrire, a en effet été obligé de traduire sa pensée.
« Écrire quoi que ce soit, aussitôt que l’acte d’écrire exige de la réflexion et n’est pas l’inscription machinale et sans arrêts d’une parole intérieure et toute spontanée, est un travail de traduction exactement comparable à celui qui opère la transmutation d’un texte d’une langue dans une autre, » remarquait Valéry[1].
Comme nous le vivons tous quotidiennement dans nos têtes, il existe un au-delà des mots que nous appelons pensée, chose par définition toute personnelle et totalement insaisissable dans son unicité, et que la langue que nous employons a pour charge de restituer au mieux – et voilà que nous retrouvons le presque d’Eco, car nous avons toujours plus ou moins l’impression, en particulier quand nous ne nous exprimons pas « machinalement », que nous n’avons pas dit exactement ce que nous voulions dire. Et comme nous le savons bien ! Qui n’a jamais eu l’occasion d’avouer : Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… Je ne sais pas comment le dire… C’est difficile à dire… et ainsi de suite. Le discours, parlé ou écrit, est donc le résultat d’un compromis entre une pensée à la coloration unique, ondoyante, fuyante, et le langage, l’instrument à notre disposition pour la traduire par le biais d’une langue particulière avec son vocabulaire, sa syntaxe et sa grammaire, c’est à dire une structure complexe, d’une grande souplesse, certes, mais en fin de compte fixe et en principe cohérente. À ce titre, les mots, qui forment un système de référents normalement compris – à peu près de la même manière pour les plus courants – par tous les locuteurs d’une langue, sont des clichés bien pratiques, mais pratiques comme le sont des pièces standardisées : ils ne s’adaptent jamais de manière totalement adéquate au « ce qu’on a voulu dire ». Les mots sont l’équivalent du prêt à porter, et l’écrivain est celui qui s’efforce de faire du sur mesure en utilisant les mêmes tissus, fils et accessoires que dans le prêt à porter. Ce qui fait l’originalité absolue d’une pensée doit passer par le moule structurant des mots[2] de la langue courante, et donc perdre une partie de son sens – sans que nous sachions toujours laquelle. Ce n’est pas forcément par coquetterie qu’un auteur invente un terme, ou en détourne un, ou tire un verbe d’un substantif qui n’en a pas : c’est parce que tout en restant compréhensible, il estime qu’il approche mieux, aussi, du ce-qu’il-a-voulu-dire.
Voilà pourquoi la traduction, pour reprendre le jeu de mots de mon titre, est non seulement une histoire de mots, mais une histoire de maux – de maux de tête. Car que doit faire, idéalement, un traducteur ? Se mettre en état, à travers les agencements de substantifs, verbes, adjectifs, adverbes et locutions diverses choisis par l’auteur, en général avec énormément de soins et de travail, de retrouver la pensée à laquelle cet auteur a voulu donner sens : les images, les impressions, les sentiments, les idées qu’il a voulu faire naître dans l’esprit de son lecteur. L’écrivain est en effet un être admirable de candeur : il croit, ou au moins espère, qu’en lisant son livre, le lecteur va retrouver les mêmes émotions que lui, la même richesse polyphonique de sens, les mêmes intuitions psychologiques ou métaphysiques – que sais-je : ce que lui, en tout cas, a voulu mettre dans son texte, même s’il ne sait pas exactement ce qu’il a voulu y mettre.
La traduction est donc un exercice d’une rare difficulté, car seul un auteur connaissant aussi intimement la langue de son traducteur que celui-ci serait à même de juger son travail. Rare difficulté non pas tant par la gymnastique intellectuelle qu’il exige (bien des métiers en demandent sans doute autant) que par la nécessité d’être juge et partie : le traducteur est seul à pouvoir critiquer ses choix, même s’il est aidé pour cela par un responsable éditorial scrupuleux : celui-ci ne peut que lui donner des indications générales, pas entrer dans l’intimité d’un texte – ce qui est précisément le travail du traducteur. Celui-ci est d’ailleurs, par la force des choses, le plus impitoyable des lecteurs ; au cours de son travail, comme il doit tout élucider, il relèvera toutes les faiblesses, les approximations, les ficelles et les petites erreurs dont même les meilleurs textes sont émaillés ; et quand il a la chance de pouvoir en parler à l’auteur, celui-ci, toujours un peu déconfit, concède que oui, il y a ici ou là quelque chose qui ne tient pas la route…
On peut donc interpréter ainsi la provoc de Dauzat : ayant à traduire un texte déjà traduit d’une pensée, nous traduisons quelque chose dont en réalité nous ignorons tout : cette pensée de l’auteur qui a donné naissance au texte.
« J’ai connu des écrivains, écrit Cioran dans Aveux et Anathèmes, obtus et même bêtes. Les traducteurs, en revanche, que j’ai pu approcher étaient plus intelligents et plus intéressants que les auteurs qu’ils traduisaient. »[3] Je suis traducteur, mais également auteur : suis-je bête en tant qu’auteur, plus intelligent en tant que traducteur ? Sous la boutade provocatrice de Cioran – qui était lui-même auteur – je crois que se cache l’idée que le travail du traducteur demande un énorme et minutieux travail de réflexion consciente que l’auteur, lui, n’a pas à faire ; qui risquerait même de stériliser son travail s’il avait la mauvaise idée de le faire (on connaît des exemples de texte rendus illisibles tant leur auteur s’est, en quelque sorte, « regardé écrire »). L’obligation dans laquelle est le traducteur d’élucider le texte, c’est à dire de le saisir dans toutes ses dimensions, toutes ses allusions, tous ses non-dits – et bien entendu en évitant de tomber dans la paraphrase ou l’explication de texte – le contraint a furieusement se creuser la cervelle pour restituer non seulement ce qui est dit explicitement par l’auteur mais aussi ce que la façon dont il l’a dit sous-entend – sans qu’il (l’auteur) en ait forcément conscience lui-même. Faut-il préciser que nous nous trompons parfois, que telle ou telle allusion nous échappe complètement[4], que le contre-sens nous guette à chaque ligne et que nous sommes les premiers à avoir conscience de certaines faiblesses de nos solutions ?
Née dans le creuset de la Renaissance, la civilisation occidentale est entièrement fondée sur les traductions, à commencer par celles de ses textes fondateurs, Bible juive et Évangiles d’un côté, textes philosophiques, juridiques, scientifiques ou littéraires grecs et latins de l’autre. Au vu de tous les développements de cette civilisation, devenue rien moins que la référence mondiale (même si certaines autres y voient un repoussoir), il faut croire que dans l’ensemble, ces traductions n’étaient pas si mauvaises ; que le socle intellectuel qu’elles ont procuré aux penseurs, aux scientifiques, aux juriste est aux écrivains des cinq derniers siècles ont été un enrichissement incalculable pour eux. Bref, qu’elles ont rendu les services que l’on pouvait attendre d’elles.
Ce n’est déjà pas si mal.
Mais la réflexion de P-E Dauzat n’est pas si absurde : quand Gérard de Crémone, jeune érudit piémontais, ayant entendu parler de l’existence de l’Almageste de Ptolémée, s’est rendu au XIIIe siècle à Tolède à la recherche de ce texte de l’antiquité, il ne parlait ni le grec en encore moins l’arabe, dans lequel ce compendium des connaissances scientifiques de l’époque circulait. Il lui fallut tout d’abord en acheter une copie sur les marchés arabes d’Al Andalus – par l’intermédiaire d’un Juif, les Arabes refusant de vendre ce genre de livres à des Chrétiens. Financé et soutenu par l’évêque de Tolède, personnage éclairé à une époque où naissait cependant l’inquisition, il s’est adjoint les services d’un Juif, commerçant, polyglotte et cultivé, comme truchement, apprenant lui-même peu à peu l’arabe en le traduisant. Il a donc traduit en latin l’Almageste sans connaître un seul mot d’arabe. Nous avons sa traduction : elle est un peu lourde, en général trop littérale et comporte certaines erreurs, mais elle est dans l’ensemble correcte et a eu le mérite d’exister, même si Ptolémée, partisan de l’hypothèse géocentrique (laquelle avait de plus la faveur de l’Église : pensez, la Terre au centre de l’univers !), a fourvoyé l’astronomie pendant plusieurs siècles.
[1] In Variations sur les Bucoliques (Pléïade, Œuvres, Tome I, p 211, 1962)
[2] Chaque mot du dictionnaire est le résultat de son passage par le lit de Procuste.
[3] Aveux et Anathèmes, Coll. Arcades, Gallimard, p 39 (1987)
[4] telle la traductrice tchèque ou hongroise de Pérec, qui a fait son travail sans se rendre compte, paraît-il, que la lettre E n’apparaissait jamais dans La Disparition.
3 Réponses pour Traduire, une histoire de maux
bonjour, monsieur. il est plaisant que l’on censure une remarque que j’ai faite sur laquelle j’allais envoyer un lien avec citations à l’appui!
preuve s’il en est qu’il est inutile d’envoyer un supposé commentaire
On lira avec intérêt le bouquin de David Bellos « Le Poisson et le bananier. Une histoire fabuleuse de la traduction » chez Flammarion, très éclairant sur le métier de traducteur.
saluons la mémoire de W Desmond traducteur énergique sans diplome de traduction – une autre époque
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