Une autre colline des hommes perdus
Dans une vie d’écrivain chaque histoire vient à son heure. Question de kairos. Surtout ne rien forcer. Il suffit d’attendre qu’elle s’impose, et plus encore lorsqu’elle est autobiographique. Tahar Ben Jelloun aura mis près de cinquante ans non à écrire mais à oser écrire La Punition (153 pages, 16 euros, Gallimard).
« Sans cette épreuve et ces injustices je n’aurais jamais écrit »
Il s’était joint à d’autres étudiants, adhérents de leur syndicat de gauche Unem (Union nationale des étudiants marocains), pour manifester le 23 mars 1965 à Casablanca et dans les grandes villes du royaume afin de dénoncer une circulaire jugée inique du ministère de l’Education nationale : l’interdiction faite aux lycéens de plus de 16 ans de redoubler le brevet et leur envoi systématique vers l’enseignement technique. Les manifestations furent pacifiques, la répression nettement moins. La police tira dans le tas. On releva des dizaines de morts et des centaines de blessés.
Le narrateur, 20 ans à peine, insouciant responsable du ciné-club de Tanger, se retrouve puni. Jusqu’alors, il n’avait été convoqué au commissariat qu’une seule fois : pour avoir osé projeter Le cuirassé Potemkine, « un film politique ». Cette fois, il en va tout autrement. Ce sont les punis du roi. De cette caserne, on a fait un camp de redressement au grand dam de l’Etat-Major qui se fait une haute idée des Forces armées royales. Dix-neuf mois de détention pour la matricule 10 366, mais en respectant les formes : ce n’est pas une peine de prison, et pour cause, mais une mesure autrement plus raffinée : le service militaire obligatoire, mais à régime très spécial. Mauvais traitements, humiliations, brimades, exercices limites, vexations, manoeuvres militaires dangereuses, balles à blanc qui ne le sont finalement pas… : la panoplie répressive militaire dans toute son absurdité. Sauf que ce ne sont pas des conscrits menés à la dure mais des prisonniers politiques privés de leur statut. Ils se retrouvent à Ahermoumou, une académie militaire au nord de Taza.
Les geôliers sont des officiers et des sous-officiers dévoués au général Oufkir qui fait régner l’ordre d’une main de fer au service de Sa Majesté. Dans un Etat policier, la police gouverne. A l’intérieur du camp militaire, la corruption règne comme à l’extérieur. Autant dire qu’elle y règne naturellement. Nul n’échappe à la nourriture avariée, sauf à en avoir les moyens. En écorchant le français, ils légifèrent dans leur petit royaume : « Ici, pas de bolitique !… Rivail !.. Retifélalinement !… Oune, dou ! oune… »
A son frère, le narrateur ne demande pas des colis de gâteaux ou de conserves. Juste un livre, n’importe lequel, mais le plus épais possible afin de tenir le plus longtemps possible dans cet univers de décervèlement. Ce roman, qu’il croit consacré au voyage, sera son compagnon d’infortune, celui qui lui sauvera l’âme et l’esprit, qui l’empêchera de basculer dans le néant de l’intelligence dans lequel le commandant aimerait tous les précipiter histoire de les rééduquer. Et tant pis si beaucoup de choses lui échappent des aventures de Léopold Bloom à Dublin en ce 16 juin 1904 ! L’essentiel, c’est de partir d’ici. Pas de mosquée et nul ne parle de l’islam. Ne jamais oublier que cet Ulysse-là se clôt sur un optimiste, un vibrant, un immense « OUI » en lettres capitales. De quoi acquiescer encore et toujours à la vie lorsque le courage fait défaut.
Il se rêve poète. D’ailleurs il l’est déjà puisqu’on l’appelle « le poète » et qu’il a déjà écrit, mais pour lui, en attendant qu’Anfas (Souffles), la revue d’Abdelatif Laâbi lui accorde l’asile poétique pour la première fois. A quoi bon la poésie en tant de crise ? Cette question, intemporelle et universelle, on peut se la poser régulièrement dès que la situation s’y prête, et Dieu sait que les occasions ne manquent pas. La poésie le fait tenir, elle lui est vitale dans un univers où on leur apprend à oublier et à obéir. De la poésie à lire et à écrire. Celle de Rimbaud, et la sienne propre, les poèmes d’Aragon chantés par Ferré et Ferrat. Pour tenir encore, lorsque la poésie ne suffit plus, le cinéphile se fait son cinéma, se repasse mentalement les Enfants du paradis avec ses merveilleux dialogues et surtout la Colline des hommes perdus, inoubliable réquisitoire de Sidney Lumet, pour voir si on s’en sort mieux dans la fiction que dans la réalité.
Il ne se plaint pas de son sort car il y a toujours pire, surtout lorsque la radio évoque le sort d’un Français du nom de Régis Debray qui pourrit dans une prison bolivienne en attendant la sentence de mort, ou celui des militants emprisonnés par Franco là-bas en face de Tanger. Ici, la pire des punitions est d’être enterré vivant debout, immobile, la tête dépassant au ras du sol, exposée à toutes les intempéries. Ca se passe là comme ça pourrait se passer ailleurs. Ce qui ne signifie pas que la particularité marocaine, celle des années 60 du règne d’Hassan II, « ce roi que tout le monde craint sans l’aimer vraiment », en ait été gommée, mais que humainement, l’auteur fait appel à des sentiments et des émotions, des réflexes et des réactions que l’on retrouve partout et tout le temps.
Libéré aussi soudainement et aussi inexplicablement qu’il a été emprisonné de même que tous ses compagnons d’infortune, il rejoint sa famille à Tanger, le ciné-club dont il fait la programmation avec Le Guépard et la Nuit de l’iguane qu’il porte aux nues, et surtout pas Un homme et une femme qu’il « hait » ; puis il gagne Tétouan où il enseigne la philosophie au lycée. Mais la punition est toujours là, dans la tête en proie à de violente migraines qui jamais ne le déserteront, de même qu’une insomnie tenace, obstinée. Il ne suffit pas de quitter le camp militaire, encore faut-il être quitté par lui.
Ce qui les délivrera de cette oppression permanente, de cette angoisse lancinante, de cette peur de la souffrance inconnue, c’est le fameux attentat de Skhirat le 10 juillet 1971. Un massacre à la mitraillette parmi les invités du roi dans l’une de ses nombreuses résidences. Joyeux anniversaire, Majesté ! Un putsch militaire avorté perpétré par les cadets d’Ahermoumou sous les ordres des tortionnaires de la caserne. « Sa » caserne, « ses » geôliers !
Toutes les stars maudites du camp de redressement figurent parmi les assaillants : lieutenant-colonel Ababou, sergent Aqqa et les autres. Nombre de conjurés seront exécutés sur le champ ou pris dans les tirs croisés. D’autres auront la vie sauve mais connaitront l’enfer de Tazmamart, chacun enfermé debout entre deux murs, autre récit de Tahar Ben Jelloun Cette aveuglante absence de lumière (2001), l’un de ses plus beaux livres, une évocation d’une rare puissance, élaborée à partir du témoignage d’un survivant à l’issue de près de vingt années de bagne. La Punition, qui tient remarquablement du début à la fin la note d’une écriture à l’os, sèche, nue, économe, boucle la boucle sur ce Maroc-là.
Un demi-siècle a passé. Il n’a jamais pu relire Ulysse de Joyce sans que, quelle qu’en soit l’édition, les pages exhalent un parfum entêtant, insupportable : « l’odeur indéfinissable de la captivité ». Proust ne dit rien d’autre : quand on relit un livre qui a compté pour soi, au plaisir de la lecture se superposent dans l’inconscient le souvenir de l’époque, des sensations, des couleurs, des parfums qui furent celles de la lecture initiale. Pour le meilleur et pour le pire.
(« La manifestation des étudiants le 23 mars 1965 à Casablanca », « La répression de la manifestation », « Le procès des cadets d’Ahermoumou après l’attentat de Skhirat » photos D.R.)
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