de Pierre Assouline

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Une pierre dans le jardin à la française de l’identité nationale

Une pierre dans le jardin à la française de l’identité nationale

On dira que venant après un éloge des livres d’Alain Finkielkraut et de Jean Clair, nostalgiques d’un ancien régime français de la sensibilité, du savoir-vivre, du savoir-écrire et de la conversation, une apologie de ces étrangers qui ont tant donné à la France ne peut relever que du calcul, mais qu’importe. Elle obéit au calendrier des nouveautés, une lecture succédant à une autre, et basta ! Le Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France (992 pages, 30 euros, Bouquins/Laffont) vient à point, et pas seulement parce que « l’étranger » sera certainement au centre de la campagne électorale pour les municipales de 2014 qui semble avoir déjà commencé. Cet ouvrage collectif, publié sous la direction de Pascal Ory avec la collaboration de Marie-Claude Blanc-Chaléard, reflète leur commun tropisme : tous deux historiens, ils sont l’un spécialiste de l’identité nationale, l’autre de l’immigration. Ils ont concocté et collecté mille deux cent notices d’inégale importance, du photographe iranien Abbas au cinéaste Andrzej Zulawski, autour de l’apport de destins individuels de gens venus de partout, à la destinée collective de ce pays. Selon la loi du genre, cela ne se lit pas en continu mais se consulte. Et se critique en râlant.

Ce livre était nécessaire car, aussi étrange que cela puisse paraître, il n’existait pas, en tout cas sous cette forme et ce double mouvement : diversité des origines, convergence vers un seul territoire. Un pays qui fut terre d’immigration, notamment au XXème siècle, sans que cela fût éclatant car il s’empressa d’intégrer les nouveaux arrivants au nom du grand principe unitaire héritée de 1789 (cette date sert d’ailleurs de point de départ aux notices)

On trouve parfois des bizarreries. Takis Candilis, producteur de télévision (TF1 puis Lagardère) né en 1954 à Paris, a droit à une colonne, alors que les Camondo, famille à laquelle les musées français doivent tant, sont absents. Plus chanceux, les Rothschild ont leur colonne mais il n’y est pas fait non plus allusion au fait qu’aucune famille française ou étrangère n’a donné autant d’œuvres d’art qu’eux aux musées de ce pays. On est pareillement étonné par la présence d’une notice consacrée à Ivan Illich, né à Vienne et mort à Brême. On se demande ce qu’il fait là. On lit donc, dans l’espoir d’en découvrir le motif. En vain : la seule allusion à la dimension française du fameux philosophe est l’écho que la revue Esprit a donné à sa pensée dans les années 70. Mais est-ce bien suffisant ? On y trouve même Julio Iglesias au motif qu’il lui est arrivé d’enregistrer des chansons en français (mais dans bien d’autres langues aussi) et que la France a beaucoup fait pour sa renommée. Ce qui ne dit pas en quoi il a pu apporter quoi que ce soit au génie français. C’est ouvrir si largement le compas que cela risque de dénaturer le projet. Aussi faut-il en revenir à la préface de Pascal Ory pour savoir au juste à partir de quand et jusqu’où on peut estimer qu’un artiste, un créateur, un scientifique, un intellectuel ou un chercheur étrangers ont « fait la France ».

Et d’abord qu’est-ce qu’un étranger ? Le critère juridique étant jugé le moins discutable, c’est celui-ci qui a été retenu : celui est né étranger, que ce soit sur le territoire français ou non. Mais entre les colonies, les protectorats et les outre-mer, ceux qui sont nés avant l’indépendance et les autres, cela se complique tant que j’avoue n’avoir rien compris aux deux pages de « raisons combinées » justifiant la qualité d’étranger accordée à Uderzo, Serge Reggiani, Azouz Begag mais refusée, si l’on peut dire, à Goscinny, Jean Ferrat, Coluche, Drucker, Sarkozy, Balladur, Mohamed Dib, Mouloud Ferraoun… Un tel dictionnaire aurait pu facilement faire mille pages de plus. Tel quel, c’est déjà une pierre dans le jardin à la française de l’identité nationale. Car dès lors que l’on évoque l’incontestable brassage dont la France fut le théâtre, le spectre du métissage est agité et parasite le débat car le mot même fait horreur.

Et qu’entend-on par « ceux qui ont fait la France » ? La part de subjectivité est plus grande encore. Le maître d’œuvre nous assure que « la pratique de la langue française » est là un critère dominant. Si c’est pour acheter le pain chez la boulangère de la rue Git-le-cœur (Paris 5ème), on comprend que James Baldwin et Richard Wright soient dans ce dictionnaire ; mais si c’est pour l’honorer en écrivain, comme Beckett, Cioran ou Ionesco, ils n’ont rien à y faire car ils n’ont jamais cessé d’être des écrivains américains. Paul Celan non plus, qui y figure pourtant, comme eux. Pourquoi Charles Denner y figure et pas Sami Frey alors qu’ils ont exactement les mêmes origines et le même parcours dans la même profession ? Parce que le premier est arrivé à Paris à quatre ans alors que le second y est né ? Absurde.

On mesure là à quel point une telle entreprise est casse-gueule dès lors qu’elle ne se donne pas un parti pris rigoureux et étroit. Joseph de Maistre y côtoie Aldo Maccione. Enfin… Même si nul ne songerait à nier l’apport des Kundera, Sidney Bechet, Godard, Kandinsky, Cossery, Bréguet au patrimoine de notre pays, il est bon que, avec ses inévitables défauts, soit élevé un tel monument à la xénophilie française. Dans un pays qui pratique la repentance et la haine de soi comme un sport national, cela change un peu.

(Musée Nissim de Camondo, photo Passou)

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