Vargas Llosa & Pérez Galdós : Un regard tranquille
Un siècle après, l’Espagne redécouvre son plus grand et prolifique romancier du XIXe siècle, le Balzac ibérique, et dans le même temps l’édition française entend redonner voix à la Comédie humaine de cet immense écrivain. Et ainsi voisinent sur la table la grandiose étude que l’hispano-péruvien Mario Vargas Llosa consacre à l’hispano-canarien Benito Pérez Galdós (1843-1920), et ses « Romans de l’interdit » qui paraissent aujourd’hui en France.
En marge de son œuvre immense et de ses cinquante titres, l’écrivain Vargas Llosa s’est toujours interrogé sur la démesure de certains romanciers qui, d’une façon ou d’une autre, ont interféré avec son écriture. Flaubert fut le premier d’entre eux, quand l’écrivain en herbe de 20 ans achète Madame Bovary en posant le pied pour la première fois à Paris. L’Orgie perpétuelle (1975), sous-titré « Madame Bovary et moi », viendra, dix ans plus tard, rendre compte de la maturation du romancier qui retiendra trois choses de cet « homme-plume » : l’introduction d’un narrateur omniscient, le regard objectif jeté sur le monde et, aussi, contrairement à l’opinion des maîtres du Nouveau roman pour qui le « patron » avait inventé le « roman sur rien », le foisonnement de l’imaginaire ─ malgré l’échec de sa Tentation de Saint-Antoine, compensé par le débridement glorieux de Salammbô.
Au premier roman de l’âge moderne, Vargas Llosa opposera ensuite les derniers feux du romantisme avec Les Misérables, lecture réconfortante de ses quinze ans, alors que le jeune Mario vit l’enclos infernal d’une école militaire punitive, et c’est la splendide approche de La tentation de l’impossible (2008), où il rend hommage à cet « Homme-océan », dont il tentera de suivre le flot impétueux. Le continent américain lui permet à son tour d’approcher ce qu’il appelle L’Utopie archaïque (2003) en consacrant une longue étude au romancier péruvien José María Arguedas, tandis qu’il se penche, avec une tendre admiration, sur le meilleur écrivain uruguayen, Juan Carlos Onetti : : Voyage vers la fiction (2009). Et aujourd’hui, profitant de ses 18 mois de confinement, dont la seule positivité aura été, dans un gouffre d’oisiveté, ce retour obligé sur soi et une belle réflexion esthétique, Vargas Llosa se tourne avec La mirada quieta de Pérez Galdós (Alfaguara, Barcelone, 2022, 348 p., 18,90 €) vers le seul géant du roman espagnol moderne, Pérez Galdós et sa centaine de romans, sans compter ses trente pièces de théâtre. Et c’est d’abord cet immensité fluviale qu’il souligne, comme il admirait le flot océanique d’Hugo : « Pérez Galdós, écrit-il, est le premier écrivain professionnel de l’Espagne », celui qui a su « raconter en romans l’histoire et la réalité sociale de son pays », ayant tout embrassé de son histoire tumultueuse dans les 46 romans de ses Épisodes nationaux, et il lui décerne la couronne de témoin privilégié et de peintre fidèle, attentif, « tranquille », mais ironique ou corrosif des soubresauts et des travers historiques, ces « convulsions », dit-il, qu’il sait faire retentir sur la psychologie de ses personnages.
Il existe un lien plus subtil entre les deux romanciers, et nous le décelons dans le roman Pantaleón et les Visiteuses (1990) où Vargas Llosa campe, en cet officier exemplaire pétri de conscience militaire, Pantaleón Pantoja, l’archétype du maniaque scrupuleux saisi par la débauche. Si le prénom renvoie à un personnage grotesque de la commedia dell’arte, le nom, lui, est parfaitement galdosien, il est le prototype de l’intégrisme administratif de l’univers du romancier espagnol : « Dire Pantoja c’était comme évoquer l’image même de la moralité », écrit Galdós dans Miau. Le malicieux Péruvien mettra la moralité militaire de son protagoniste au service de la pire des immoralités : la planification de la prostitution. Trente ans après, Vargas Llosa entend rendre hommage au romancier canarien.
Justement, la bonne idée des éditions du Cherche Midi avec Les romans de l’interdit : Tormento & Madame Bringas, (préfaces d’Almudena Grandes, Antonio Muñoz Molina, Mario Vargas Llosa et Javier Cercas, traduit de l’espagnol par Sadi Lakhdari et Pierre Guenoun, Le Cherche Midi, 2022, 766 p., 23 €) est de nous faire redécouvrir deux textes majeurs, qualifiés de « romans de l’interdit » qui, au travers d’intrigues reposant sur l’adultère et l’argent, la pédophilie et l’accumulation des dettes, l’inceste et l’incurie administrative, tous thèmes qui nourrissent les pages de Balzac, de Zola surtout, et aussi de Flaubert, fondent pour l’Espagne ce qu’on a appelé chez nous le « roman naturaliste : « roman naturaliste, car il décrit l’évolution d’un personnage soumis à l’effet de déterminisme socio-économique, accéléré par les événements politiques » (Sadi Lakhdari). Vargas Llosa soulignera volontiers le « regard tranquille » du romancier espagnol, quand Sadi Lakhdari, en universitaire galdosien, ira puiser chez Freud et la psychanalyse certaines clés du comportement hystérique de l’une, œdipien de l’autre :
« Rosalía ─ protagoniste de Madame Bringas ─ est un bon exemple d’hystérie par ses exagérations constantes et son théâtralisme, et il est évident que l’auteur a acquis une connaissance psychiatrique précise de son état par ses amis médecins ou les nombreux livres de médecine que l’on a trouvés dans sa bibliothèque, notamment les définitions données par Charcot que cite d’ailleurs le romancier ».
Ajoutons que, dans cette Espagne au puritanisme excessif et à l’hypocrisie déjantée, les ouvrages médicaux étaient, fin XIXe / début XXe siècle, le parfait alibi de la sollicitation pornographique, comme l’a prouvé, preuves en main, Christine Rivalan Guégo, dans Frissons / Fictions » (Rennes, PUR, 1998). Mais si Vargas Llosa privilégie son « regard tranquille », c’est aussi qu’en dépit de toute sa fièvre naturaliste, Galdós, humaniste souriant, entend esquiver les outrances physiologiques. Et donc le suicide d’Amparo, dans Tormento, se sépare radicalement de celui d’Emma Bovary pour la raison que l’arsenic, ici, n’est que poudre de talc ou de perlimpinpin :
« La faiblesse, la dislocation de son corps augmentent tellement qu’elle s’effondre sur le sofa, sur le ventre. Elle remarque une grande oppression, une envie de pleurer. Elle couvre sa bouche avec son mouchoir et ferme fortement ses yeux… Elle s’étonne de ne pas sentir de douleurs violentes ni de nausées. Ah, si : elle sent déjà comme des chatouilles dans son estomac… »
Sans que cela n’efface le viol de la jeune fille, la pédophilie d’un curé, les liaisons dangereuses, les mille et une entorses à la rigueur morale et à l’honnêteté de bonnes mœurs dont se targue cette société bien-pensante que, quelques années plus tard, Federico García Lorca qualifierait de « la pire bourgeoisie d’Espagne ».
La fortune de Galdós, romancier de cette « Espagne noire » que nous avons privilégiée et dont la plus belle illustration reste Goya, déchaînant tant de « monstres engendrés par le sommeil de la raison », doit beaucoup à un cinéaste qui avait quelques raisons personnelles d’en vouloir à l’Église, rejoignant en cela l’anticléricalisme du romancier. Les trois films tirés de cette somme romanesque sont dans toutes les mémoires cinéphiles, Tristana ─ avec une splendide Catherine Deneuve unijambiste ─, Nazarin ─ qui révéla le talent troublant de Francisco Rabal ─ et Viridiana avec son cortège de gueux et mendiants, violeurs et assassins ─, ces eaux-fortes, Buñuel les a puisées directement chez Galdós. Certes, Vargas Llosa ne veut retenir que « le regard tranquille » d’un romancier libéral, républicain et humaniste ─ toutes choses qui empêcheront l’Académie suédoise de concéder à celui que l’Église espagnole tenait pour « un libre-penseur extrémiste » le prix Nobel ─, mais Sadi Lakhdari, dans son éloquente présentation, sait nous montrer que le Canarien, épigone, selon Vargas Llosa, de Cervantès, Tolstoï, Balzac, Joyce et Faulkner, sans parler de Dickens dont il traduisit Las aventuras de Pickwick en 1868, avait quand même l’œil noir.
Débutant comme assistant à la Sorbonne dans les années soixante, je fus interpellé par un collègue qui, me jugeant relativement cultivé, regretta la discipline que j’avais choisie : « L’espagnol, disait-il, n’est pas une langue de culture », vouant ainsi aux gémonies et jetant aux orties Cervantès et le roman picaresque, Góngora ou Jean de la Croix, les Ménines de Velasquez, les Désastres de la guerre de Goya et les Demoiselles d’Avignon, La danse du feu de Manuel de Falla et le festival de Prades de Pablo Casals, La vie est un songe de Calderón, Don Juan, La Force du destin ou La maison de Bernarda Alba, Joan Miró, la Sagrada Familia ou Jordi Savall. Eh bien, Mario Vargas Llosa, devenu désormais conscience morale de l’Occident et à la veille de sa réception à l’Académie française, conscient de la piètre image que l’Espagne politique a pu donner d’elle-même à l’Europe, réhabilite sa culture et nous apprend à lire cet autre « homme-fleuve » que fut Pérez Galdós, dont Sadi Lakhdari tourne sous nos yeux les pages les plus brûlantes.
Privilégiant les « antihéros faibles et déterminés par les circonstances qu’ils ne maîtrisent pas », mettant pleins feux sur « la médiocrité bourgeoise dont le côté étriqué est magistralement rendu grâce à un humour dévastateur », Galdós illustre ici « la transgression de l’interdit fondamental de l’inceste… toujours présente en filigrane et sait dégager les fantasmes inconscients qu’il met en scène dans des pages apparemment très réalistes », d’où la conclusion de Lakhdari : « C’est par cet approfondissement psychologique et cette plongée dans l’inconscient qu’il reste un auteur résolument novateur et moderne ». Mais laissons le dernier mot à celui que l’on pourra considérer comme « un Péruvien universel « (titre d’un essai à paraître à l’automne aux éditions Gallimard) : « Pérez Galdós pouvait être un narrateur déchaîné et même un peu sauvage ». Celui qui put se définir naguère comme « un barbare chez les civilisés » (Gallimard, 1983) et qui vient de nous donner un de ses plus beaux et plus grands romans avec Temps sauvages (Gallimard, 2021), connaît bien le poids des mots. Et quel meilleur mot que ce galdosien Tormento pour transmuer au creuset romanesque la noire Espagne qui, de Mérimée à Goya et de Quevedo à Buñuel, a su, horrifique et séductrice, délictueuse ou délicieuse, nous subjuguer !
Albert Bensoussan
(« Albert Bensoussan » photo D.R. ; « Benito Pérez Galdós » photo D.R.; « El sueño de la razon produce monstruos (Le sommeil de la raison engendre des monstres) eau-forte de Goya, 1799)
5 Réponses pour Vargas Llosa & Pérez Galdós : Un regard tranquille
…mercredi 18 mai 2022 à 20 h 33 min.
…
…c’était, mon commentaire précédent, pour » Le (premier) centenaire d’un grand poème.
…
…lire les uns et autres, à confondre les quiproquos prioritaires des têtes de listes,!…
…68,…!, c’était quoi encore,!…
…c’était mieux,!…s’en écraser les populations,!…faut pas rêver,!…
…l’Europe des cons, et Judas, etc,!…
…avec des latrines payantes, la chute des Vespasiens,!…avant 1968,…et,!…T.V.A., depuis,!…
…riches et enfarinés, nos européens,!…
…et traité de lys-bonne à tout faire,!…
…etc,!…
SVP, nom des éditeurs des deux romans cités.
Cordialement
ils sont à l’intérieur de l’article…
Plein d’admiration pour l’immense connaissance du monde littéraire hispanique dont fait ici preuve, une fois de plus, Albert Bensoussan
ah, merci,monsieur, et moi, je devrai vous le dire dix fois merci aujourd’hui,parce que non seulement ,je ne sais pas l’espagnol et que j’y ai besoin des offices d' »un guerrier appliqué » -ie un traducteur comme vous-et que vous évoquez tant de gens que j’aime, -et bien sur le séduisant Francisco Rabal!
je viens de songer que j’ai découvert dans le midi que des gens disent « tranquille », non tant par hypocrisie que pour ne pas dire « excités » ni « fous », ou hystériques et ce n’est pas plus mal!
dites voir, perlinpinpin n’est pas encore un mot « tabou » ? IL FAUT vous méfier!
je ne supporte pas le style militaire et ça va vite en FRANCE, de malmener les gens sous prétexte « éducatif » ,j’en tremble d’angoisse
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