de Pierre Assouline

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La République des livres

N° 69 Gide et l’herbe pour les lapins

Par Jacques Drillon

La tranche d’emmental, huileuse au bout de deux jours.

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Personne ne sait
De quoi vivent les antiquaires chics du Quartier latin, qui exposent en vitrine deux ou trois objets, un coffre datant de Charlemagne, admirablement vermoulu, un vase Ming de deux mètres de haut… Les mêmes depuis six mois. Leurs boutiques sont toujours désertes, et le vendeur/gérant/propriétaire est assis dans le fond, devant son Mac, à enchaîner les parties de Candy crush.

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Le premier canard fondé par Benoît Delépine, « Fac off ».

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François Baroin portant un masque Lacoste. Crocodile sur la pommette gauche.

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Smetana, devenu sourd, composant tout de même. Fauré, devenu sourd, jouant tout de même du piano (« À la fin de sa vie, quand il n’entendait plus, il allait son chemin, impeccablement, sans se douter que la chanteuse avait quelquefois deux ou trois mesures d’écart avec lui parce qu’elle ralentissait tandis que lui restait fidèle au mouvement », raconte une chanteuse).

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Les obsolètes : Les trois heures qu’il fallait attendre après le repas pour se baigner.

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Les indications (didascalies) de Satie, dans la partition de ses Gnossiennes pour piano nos 1, 2, 3 et 6 :
1. « Très luisant », « Questionnez », « Du bout de la pensée », « Postulez en vous-même », « Pas à pas », « Sur la langue ».
2. « Avec étonnement , « Dans une grande bonté », « Plus intimement », « Avec une légère intimité », « Sans orgueil ».
3. « Conseillez-vous soigneusement », « Munissez-vous de clairvoyance », « Seul, pendant un instant », « De manière à obtenir un creux ». « Très perdu », « Portez cela plus loin », « Ouvrez la tête », « Enfouissez le son ».
6. « Avec conviction et avec une tristesse rigoureuse », « Dans une saine supériorité », « Hâve de corps », « Savamment ».

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(Suite)
Personne ne sait
Pourquoi il n’y aucune indication dans les Gnossiennes 4 et 5.

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Les obsolètes : le bruit régulier et doux de la faux en train de « faire de l’herbe pour les lapins ».

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Ceux qui ont su garder, ou pu installer, un salon de musique.

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Gide écoutant un entretien qu’il a donné à la radio : « La prochaine fois, je soignerai mes dentales. »

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Le jour qu’on a découvert le sel !

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À la Jules Renard
Rendre la justice, oui, mais de qui la tenait-on ?

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L’œuvre de Bach, vue comme un manifeste, presque un manifeste politique, presque un manifeste philosophique. Bach s’élève contre la séparation arbitraire, contestable, entre profane et sacré, entre œuvre et exercice, entre texte et musique, entre chant et danse ; Bach s’élève contre la paresse, qui oppose la grande œuvre à la petite, celle qui se fait avec effort et celle qui vient sous la plume ; contre l’impiété et la tiédeur, qui avilissent l’homme ; contre l’avarice, qui fait peu avec peu, et l’injustice, qui accorde moins au petit qu’au grand ; contre le mépris, qui suppose l’infériorité et la bêtise. Il donne le meilleur à tous, à l’enfant et l’adulte, à l’église et à la chambre, au pécheur comme à Dieu, au petit violon tout seul comme au grand orchestre.

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Le « micro trottoir », le « témoignage », le « cas exemple », degré zéro du journalisme.

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(Dernière minute)
Mort de Leon Fleisher, le 2 août. On en a peu parlé, parce qu’on se fiche comme d’une guigne de la mort d’un grand pianiste. (Et c’est très bien ainsi : musique et mass media font mauvais ménage.) Après un début de carrière fracassant, Fleisher a été atteint d’une dystonie de fonction : sa main droite s’est recroquevillée, le forçant à se limiter au répertoire pour main gauche seule, à l’enseignement, et à la direction d’orchestre (sa main droite serrait si fort sa baguette de chef qu’il s’est même offert en supplément un syndrome du canal carpien). Au bout de trente ans de traitements aussi divers qu’inefficaces, il avait recouvré l’usage de sa main droite, grâce à des injections de Botox.

j.drillon@orange.fr
(Tous les vendredis à 7h 30)

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Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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